Mis à jour le : 23 septembre 2016 / Publié le : 23 septembre 2016
Éduquer ou instruire
Reparcourir l’histoire de l’éducation morale et religieuse en France jusqu’à la 3e République nous éclaire sur les enjeux d’aujourd’hui. Voyage dans le temps avec un guide éclairé : Guy Avanzini (1), chercheur en sciences de l’éducation.
Par Guy Avanzini
L’avènement controversé de la 3e République a profondément marqué l’histoire scolaire en France. La législation due à Jules Ferry, qui institue une école publique et laïque et l’obligation de l’instruction de 6 à 12/13 ans, a été sacralisée par une histoire quasi officielle de la pédagogie. Mais, en amont des polémiques et dans la mesure où les événements de l’histoire ont toujours une préhistoire, qu’en fut-il de l’éducation morale et religieuse avant les années 1880 ?
L’étude, au Moyen Âge, était réservée aux enfants de milieux cultivés et aux futurs clercs (écoles épiscopales ou abbatiales). Pour le peuple, on considérait que la parole, le prône dominical, la liturgie, l’architecture et la peinture des églises y pourvoyaient convenablement. En revanche, avec l’imprimerie, la Renaissance, les humanistes et, surtout, la réforme protestante, une mutation culturelle s’effectua. L’idée se répandit du bien-fondé, voire de l’urgence, d’une instruction religieuse méthodique pour tous, particulièrement pour combattre l’ignorance et l’immoralité de la population rurale ou des faubourgs. Luther, écrit Joël Molinaro, « eut cette intuition que l ‘individu avait besoin de mots pour comprendre ce qu’il vivait déjà plus ou moins intuitivement2». D’ou son Petit catéchisme de 1529. Puis, dans le contexte de la Contre-Réforme du concile de Trente, ce sont le catéchisme catholique de 1566, destiné à fixer l’orthodoxie de la doctrine, et les petites écoles paroissiales, fondées pour l’enseigner.
De là s’ensuit l’essor de l’éducation populaire dans les diocèses de France. Après Charles Demia, qui ouvre en 1669 à Lyon la première école destinée à soustraire les enfants des pauvres aux dangers de la rue, saint Jean-Baptiste de la Salle invente le « frère éducateur », religieux laïc, délibérément dépourvu du sacerdoce pour être voué exclusivement à la fonction scolaire. Respecté, il confère au maître d’école une dignité et une autorité dont une trop fréquente rusticité privait l’instituteur peu policé et peu instruit des époques antérieures.
Neuf congrégations de frères émergent au début du XIXe siècle : Frères maristes, Frères de Ploërmel, Frères de la Sainte-Famille, etc. Autorisés à vivre seuls au presbytère, ils pourront ouvrir de petites écoles à classe unique3. Quant aux congrégations féminines, Michel Launay4 en recense 880 en 1816 et près de 1 300 en 1927. Gérard Chlovy5 note que, sans compter celles d’Outre-mer, les sœurs sont 135 000 en 1900, dont beaucoup d’enseignantes.
Toutefois, au cours du XVIIIe siècle, un courant différent, voire contraire, allait se manifester. Le quasi-monopole de l’Église est désormais contesté : selon des modalités diverses, Helvétius, Rousseau, Diderot et bien d’autres assurent que l’éducation est, pour l’État, non seulement un droit mais une fonction légitime, correspondant au droit, reconnu à l’enfant, de la recevoir.
Leur perspective s’imposa lors de la révolution de 1789, avec divers plans de réforme, dont l’objectif commun était de soustraire l’éducation à l’Église pour en remettre le soin à l’instance publique. Dès lors s’engageait une dynamique d’affrontement, qui allait se déployer tout au long du XIXe siècle, avec alternance de victoires et de reculs de chaque protagoniste. La simultanéité de ces deux visions aboutit, malgré l’irréductibilité de leurs finalités, à la montée régulière du taux de scolarisation. Comme l’écrit Antoine Prost, « en 1881-82, les effectifs scolarisables dépassent légèrement les effectifs scolarisés ». Et il conclut : « la scolarisation primaire était presque achevée lorsque Ferry la rendit obligatoire6. » Celui-ci n’a donc pas légiféré, comme on le croit souvent, dans le désert culturel ou face à un analphabétisme général.
Traités de civilité
La concurrence institutionnelle entre Église et État devait, au XVIIIe siècle, se réfracter par une divergence radicale sur le rôle de l’école : est–il d’éduquer ou d’instruire ? L’Église préconise une éducation complète de la personne : intellectuelle, mais aussi morale et religieuse. Il s’agit d’une morale « théonomique », dont les lois procèdent de Dieu et de sa Révélation ; entre religion et morale, il y a inséparabilité.
En revanche, pour les défenseurs du rôle prioritaire de l’État, ce dernier doit se centrer sur et se borner à l’enseignement des connaissances avérées. Dans le rapport dont il est chargé par l’assemblée législative en avril 1797, Condorcet soutient que le rôle de l’État se limite à l’instruction. Il s’arrête, dit-il, « au seuil de la conscience ». L’école n’instruit que des vérités acquises, des savoirs communs. Elle doit, à cette fin, être indépendante de tout pouvoir d’État, le choix des croyances politiques et religieuses relevant de la famille et de la personne. Au contraire de l’intégrisme catholique, Condorcet disjoint éducation et instruction.
Aux XVIe et XVIIe siècles sont parus divers traités de « civilité ». Le plus célèbre est celui de Jean-Baptiste de la Salle : Les règles de la bienséance et de la civilité chrétienne, à l’usage des écoles chrétiennes, publié en 1703. Le respect des règles de politesse y est présenté non comme simple impératif social, convention, mais comme exigence proprement religieuse, impératif de la charité. Être propre, courtois, serviable, poli, c’est une manifestation de l’amour du prochain.
Inversement, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, quand apparaissent et sont valorisées les notions de citoyen et de civisme, c’est pour l’affermissement de l’État : le citoyen, par son civisme, est censé participer, c’est-à-dire prendre sa part à l’exercice de sa souveraineté. Le rôle capital de l’éducation n’est pas seulement de « contribuer au bonheur des hommes » mais de « préparer des citoyens à l’État »7. La pédagogie est ainsi mobilisée pour un projet politique. D’où le conflit entre partisans d’une « éducation » civique, destinée à faire aimer les nouvelles institutions, et ceux qui préfèrent une « instruction » civique, destinée à les faire connaître.
Des tensions à dépasser
La première tension, entre l’Église et État, a animé toutes les controverses que l’on sait sur la liberté de l’enseignement. Et elles n’ont commencé à connaître leur sédation qu’avec la loi Debré, en 1959. La deuxième tension, entre éducation et instruction, nourrit les confusions incessantes entre « un enseignement laïque de la morale », dont une société déclinante, disloquée et divisée, cherche en vain le contenu, et un « enseignement de la morale laïque » dont les chantres réunissent mal à dissimuler qu’il s’agit, pour certains, d’une morale rationaliste, voire athée, désireuse d’instaurer la laïcité en religion d’État. Aujourd’hui, l’offensive, avérée ou rampante, d’un certain laïcisme impose la méfiance. La troisième tension, entre civilité et citoyenneté, souligne l’écart entre ceux qui tendent à absolutiser et à sacraliser les lois de l’État, en réduisant la légitimité à la légalité, et ceux pour qui, selon la parole de saint Pierre que rapportent les Actes des Apôtres, « mieux vaut obéir à Dieu qu’aux hommes ». En définition, ces trois tensions majeurs préfigurent et inaugurent, dans le langage de leur époque, des problèmes et des controverses que la 3e République n’a pas suscités mais qu’elle a reçus des périodes antérieures… non sans les formaliser et les durcir, au point que l’on n’a pas encore, depuis, complètement réussi à les dépasser.
(1). Coauteur du Dictionnaire historique de l’éducation chrétienne d’expression française, éditions Don Bosco, 2e édition, 2010.
(2). Joël Molinaro, Le Catéchisme, une invention moderne, Fayard, 2013.
(3). Pierre Zind, Les nouvelles congrégations des frères enseignants en France de 1800 à 1830, Éd. Maristes, 1969.
(4). Marcel Launay, L’Église et l’école en France, XIXe-XXe siècles, DDB, 1988.
(5). Gérard Cholvy, Le XXe, grand siècle des religieuses françaises, Artège, 2012.
(6). Antoine Prost, L’enseignement en France, 1800-1967, Armand Colin, 1968.
(7). Alain Mougniotte, Les débats de l’instruction civique en France, PUL, 1990.