Mis à jour le : 18 mai 2018 / Publié le : 15 mai 2018

La musique à l’école

Acteurs et savoirs en jeu dans l’éducation musicale à l’école élémentaire

Cette recherche  vise la construction d’une modélisation permettant de comprendre ce qui se joue, dans l’éducation musicale à l’école élémentaire, entre les savoirs de la musique et les acteurs que sont l’élève et le professeur. Il faut ici entendre le jeu comme la manière dont on joue, on interprète un ensemble de règles, un donné. Comment rendre compte de ce qui se joue sur la scène pédagogique dans le cas de l’éducation musicale à l’école élémentaire ?

Auteur : Alain BABARIT, formateur et directeur de l’ISFEC l’Aubépine, La Roche-sur-Yon

alain.babarit@institut-aubepine.eu

ISFEC La Roche-sur-Yon

De Jules Ferry à nos jours : diversité des attendus de l’institution scolaire et permanence d’éléments problématiques

L’approche épistémologique et historique de la discipline a constitué la première étape méthodologique pour construire cette modélisation. Elle a fait apparaître des éléments saillants pour problématiser la recherche :
- La place faite au chant à l’école : dès les débuts de l’école de la république, celui-ci occupe une place prépondérante dans les directives officielles. Il est considéré comme un vecteur de développement de l’identité nationale chez l’enfant. Aujourd’hui, les textes en vigueur reconnaissent explicitement la pratique du chant choral comme propice à l’éducation à la citoyenneté.
- Les activités musicales proposées, dont la nature prescrite par les programmes fait le grand écart sur plus d’un siècle. L’école élémentaire a connu à la fois le plein essor des activités « libres » promues par l’éveil musical (Disciplines d’éveil, années soixante-dix) et l’enseignement de rudiments de solfège avec utilisation de la flûte à bec.
- La question du choix des œuvres à faire écouter en classe. L’appréciation du degré de légitimité culturelle de ces œuvres s’offre inévitablement à des formes de subjectivité, mais force est de constater que cette question a été tranchée différemment au gré des programmes.

Sur cette toile de fond historique, les compétences musicales personnelles de l’instituteur ou du professeur d’école constituent un élément incontournable de problématisation. Dès les débuts de la discipline à l’école, la mise en œuvre de la musique est marquée par un processus de délégation à des spécialistes autres que l’enseignant. La compétence ou le sentiment de compétence des professeurs et leur rapport aux savoirs de la musique doivent donc être intégrés à toute entreprise de modélisation, ainsi que la connaissance qu’ils peuvent avoir des attendus de l’institution scolaire.

Une modélisation construite dans une logique d’abduction

La première phase méthodologique de notre recherche a donc mis en évidence la nécessité d’une modélisation autour de trois pôles : le professeur, l’élève et les savoirs de la musique. Pour autant, notre méthodologie n’a pas pu s’appuyer sur la figure logique de la déduction à partir de la modélisation de Jean Houssaye (1992), le fameux « triangle pédagogique ». La modélisation que nous cherchions à construire ne pouvait pas se déduire du triangle pédagogique pour au moins trois raisons essentielles :
- Le triangle pédagogique postule la maîtrise des savoirs par le professeur, ce qui est loin d’être systématiquement le cas lorsqu’il s’agit d’éducation musicale à l’école élémentaire. La délégation de cet enseignement est un indicateur fort de cet état de fait. On ne peut pas continuer à parler d’un rapport de légitimité entre l’institution scolaire et le processus « enseigner ».
- Les travaux de Jean Houssaye (1992) montrent que l’institution scolaire a un rapport d’opposition au processus « former ». Or l’institution scolaire prête à l’éducation musicale des vertus éducatives, ce qui est incompatible avec le rapport d’opposition inscrit dans le triangle pédagogique.
- La dimension culturelle des savoirs dont l’éducation musicale vise l’apprentissage exige en soi une réflexion particulière. Il n’est pas tant question ici d’acquisition de connaissances encyclopédiques sur la musique ou le solfège, que d’apprentissage d’une conduite esthétique et autonome.

C’est une autre figure logique, celle de l’abduction (Catellin, 2004) qui nous a permis de dépasser les contradictions et l’imprévu présents dans le matériau invoqué par l’approche épistémologique et historique de la discipline. Nous étions pris dans une représentation de la modélisation de Houssay (1992) qui lui conférait un caractère intouchable, le statut d’une théorie régnante qui nous empêchait de problématiser nos données. Or ce qui devait être repris du triangle pédagogique, ce n’est pas fondamentalement le produit que constitue le triangle, mais plutôt son processus de construction avec des éléments invariants et un système de relations dynamique. « Il est donc souhaitable que quelqu’un, jouant un autre « coup », sur d’autres bases, selon d’autres règles, prouve que les « coups » précédents, dont le nôtre, laissaient de l’impensé. » (Houssaye, 1992, p.238).

La modélisation construite dans cet espace impensé a été confrontée, éprouvée à partir de quatre études de cas. Quatre professeurs nous ont décrit leur pratique de l’éducation musicale et livré des questionnements associés à cette pratique. Cette étape a apporté à notre modélisation un premier niveau de validation. L’étape de restitution heuristique (Bergier, 2000) aux enseignantes concernées a montré ensuite que cette modélisation pouvait constituer pour des professeurs d’école un outil d’analyse réflexive de leur pratique de l’éducation musicale à l’école élémentaire. Cette modélisation implicitement conçue à l’usage des formateurs est également féconde pour une pratique réflexive dans le domaine de l’éducation musicale à l’école élémentaire.

Le processus « enseigner » dans le cas de l’éducation musicale

Dans notre modélisation, le processus « enseigner » qui relie le professeur aux savoirs de la musique, repose davantage sur un rapport aux savoirs de la musique du professeur (Charlot, 1997) que sur son degré de maîtrise desdits savoirs. Ce rapport aux savoirs conduit le professeur à identifier et faire identifier aux élèves les intentions musicales transversales, au-delà du légitimisme et de son contraire, le relativisme par lequel tout se vaut. Les postures traditionnelles de sélection et d’évaluation des savoirs, qui favorisent si bien un enseignement magistral, sont obligatoirement transformées dans un contexte didactique où la maîtrise de savoirs musicaux par le professeur est loin d’aller de soi. Par ailleurs, la césure entre école et société sur laquelle peut s’appuyer le processus enseigner ne tient pas : l’enfant est aujourd’hui immergé dans un monde sonore et musical dont les techniques de diffusion le dispensent du recours à l’adulte. Dans un domaine d’apprentissage où les traces écrites de l’activité de l’élève sont souvent absentes, il y a nécessité pour le professeur d’école de repenser l’évaluation. Si la référence à un élève arpenteur est plus juste (Jorro, 2006), alors le professeur privilégie la situation d’apprentissage à la situation d’enseignement magistral à laquelle l’enseignement traditionnel donne le primat.

Le processus « former » dans le cas de l’éducation musicale

Le processus « former » qui relie le professeur aux élèves a explicitement une visée éducative, qui explique en grande partie le glissement du terme « musique » au terme « éducation musicale ». Les apprentissages musicaux, dont au premier plan le chant, permettent de cultiver le vivre ensemble et d’inscrire la classe dans la dynamique du projet. Le projet musical désormais prôné par les textes officiels s’attache à une dimension collective, car le projet musical est orienté par des buts partagés et il laisse du jeu aux logiques d’acteurs, professeur et élèves. Les activités de codage d’un évènement musical ont aussi une valeur instituante qui participe au processus « former ». Enfin, des modes d’appropriation de type « culture chaude » (Lahire, 2004) mettant en jeu le corps, le collectif et les émotions peuvent favoriser l’investissement de ce processus. Ces modes d’appropriation sont repérés par le sociologue comme servant habituellement l’accès à des œuvres populaires ou peu légitimes, mais l’école sait les convoquer pour favoriser l’accès à des œuvres très légitimes sur le plan culturel.

Le processus « apprendre » dans le cas de l’éducation musicale

Le processus « apprendre » qui relie l’élève aux savoirs de la musique est marqué par une visée autonomisante. L’observation des variations intra-individuelles que connaît tout individu dans ses pratiques culturelles (Lahire, 2004) permet de penser l’accès à la culture au-delà des facteurs liés aux dispositions et aux classes sociales. En ce sens, l’élève est donc potentiellement pluriel, il est le siège d’une lutte de soi contre soi qui constitue un chemin d’autonomie. Cette autonomie se conquiert au travers de deux processus : un processus de discrimination et un processus de discernement. Le processus de discrimination (Michaud, 2001) sollicite le registre cognitif. Le « j’aime » ou le « j’aime pas » ne sont pas de rigueur ici, puisque le professeur d’école doit imaginer des activités qui orientent l’attention de l’élève sur les caractéristiques d’un support musical et l’aider à nommer ce qu’il entend par un lexique approprié. Le processus de discernement (Michaud, 2001) s’articule avec le processus de discrimination dans la conduite esthétique de l’élève. Il est situé sur le registre conatif. Les activités qui favorisent le processus de discernement sont motivées par la satisfaction de l’attention portée aux supports musicaux. Ce qui est central, c’est la conduite esthétique de l’élève, conduite générée par une œuvre qui n’est plus obligatoirement une œuvre à laquelle un caractère hautement légitime est usuellement reconnu.

Quand il s’agit d’éducation musicale, l’institution scolaire n’a donc plus avec les différents processus les rapports qu’Houssaye (1992) avait décrits. Elle inscrit ses attendus dans un rapport d’opposition avec le processus « enseigner », un rapport d’identité avec le processus « former » et un rapport de légitimité avec le processus « apprendre ».

 

Au moment de conclure, nous rattrape cette idée que « naître c’est être soumis à l’obligation d’apprendre » (Charlot, 1997, p.35). Il apparaît à la lumière de notre recherche que cette obligation d’apprendre est partagée par le professeur et par l’élève. Pendant le second entretien à visée heuristique, tous nos interlocuteurs de terrain ont désigné, parfois avec beaucoup d’insistance, ce sommet du triangle qui représente le savoir. Ils disent que le repérage des intentions musicales et sa mise en mots n’est pas que l’affaire de l’élève, mais aussi la leur. Dans le schéma que nous leur avons présenté, le savoir était positionné sur la pointe supérieure du triangle, comme dans la présentation classique qui est faite du triangle de Houssaye (1992) et que nous avons toujours reprise jusqu’à présent. Il nous semble que la présentation ci-dessous rendrait mieux compte de cette obligation d’apprendre partagée, et que cet autre positionnement dans l’espace des savoirs musicaux suggère davantage une dynamique d’acquisition de part et d’autre.

Bibliographie :

ALTEN Michèle, 1995, La musique dans l'école, de Jules Ferry à nos jours, Issy-les-Moulineaux, EAP

BERGIER Bertrand, 2000, Repères pour une restitution des résultats de la recherche en sciences sociales, Paris, L'Harmattan

CATELLIN Sylvie, 2004, L’abduction : une pratique de la découverte scientifique et littéraire, in revue HERMES N° 39, revue de l’Institut des sciences de la communication du CNRS.

CHARLOT Bernard, 1997, Du rapport au savoir - Eléments pour une théorie, Paris, Anthropos - Poche Education

HOUSSAYE Jean, 1992 (2ème édition), Le triangle pédagogique, Berne, Peter Lang

JORRO Anne, 2006 (3ème édition), L’enseignant et l’évaluation - Des gestes évaluatifs en question, Bruxelles, De Boeck.

LAHIRE Bernard, 2004, La culture des individus - Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte

MICHAUD Yves (Sous la direction de), 2001, Qu’est-ce que la culture ?, Paris, Odile Jacob 

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