Mis à jour le : 20 novembre 2024 / Publié le : 18 novembre 2024
Le disciplinaire à l’épreuve du monde
Les 5 et 6 novembre derniers, à Paris, le Cnesco organisait une conférence de consensus sur le thème des nouveaux savoirs et des compétences des jeunes. Chercheurs et praticiens ont échangé sur cet enjeu crucial pour l’École. Restitution.
Nicole Priou
Ce sont plus de 1 750 participants issus de 53 pays, dont 208 en présentiel, qui ont participé aux travaux de la conférence de consensus du Cnesco (Centre national d’études des systèmes scolaires) des 5 et 6 novembre derniers, à Paris. Le sujet abordé – « Nouveaux savoirs et nouvelles compétences des jeunes : quelle construction dans et hors de l’école ? »
Les mutations sociétales majeures que sont le changement climatique, la révolution numérique, la place grandissante des compétences psychosociales dans le milieu professionnel interrogent l’École et la façon dont elle appréhende ces enjeux. En parallèle, la vie quotidienne des jeunes est aussi marquée par ces changements : que fait l’École des nouvelles pratiques et des nouvelles cultures qui se développent en dehors d’elle ?
Élaborer des recommandations
Le programme des deux journées s’est déroulé à partir de sept thèmes traités chacun à partir de trois éclairages de chercheurs suivis de questions du jury.
Trois axes ont été prioritairement explorés : les savoirs et les compétences qui se développent aujourd’hui de manière informelle en dehors de l’École et les conditions de leur usage dans le cadre scolaire. La deuxième dominante s’est intéressée aux conséquences pour l’École de l’essor du développement durable, du numérique et des compétences psychosociales. La troisième, enfin, s’est attardée sur les compétences et les savoirs essentiels pour favoriser une insertion sociale et professionnelle de tous les jeunes dans un contexte marqué par l’incertitude et la complexité.
En introduction de ces journées, André Tricot, co-responsable avec Agnès Florin du Cnesco, rappelait les objectifs de cette forme particulière de colloque qu’est une conférence de consensus, visant à « faire le lien entre préoccupations et questions des praticiens et du grand public et la recherche dans une double visée (diagnostique et d’évolution des pratiques) » et à « élaborer des recommandations – sur la base de travaux scientifiques – formulées par un jury composé des parties prenantes de l’Éducation ». Une forme qui positionne la circulation des idées entre chercheurs et praticiens « à rebours des conceptions applicationnistes ». Comme l’a pointé Cédric Fluckiger, de l’université de Lille, co-président de ces deux journées avec Anne Cordier de l’université de Lorraine « une recherche qui ne se fait pas en surplomb mais à côté et avec les praticiens ».
L’un des points forts de cette conférence de consensus, a été de rendre visibles des résultats de travaux de recherche issus de plusieurs champs (économie, sociologie, psychologie, informatique, sciences de l’information, sciences de l’éducation, didactique…), produits par différents laboratoires, et de valoriser ainsi la confrontation des points de vue de praticiens et de chercheurs.
Ressortent de ces contributions d’experts, impressionnantes par leur volume et leur qualité, un certain nombre de convergences.
La citadelle de la forme scolaire
Il a beaucoup été question de « forme scolaire ». Lieu séparé des autres pratiques sociales, l’École, organisée autour d’enseignements disciplinaires, est déstabilisée par l’extension de ses finalités (introduction des parcours éducatifs, formation aux compétences, logique curriculaire, éveil à la citoyenneté…). Isabelle Harlé, sociologue et enseignante en sciences de l’éducation à l’université de Caen – dans une contribution très éclairante – pose quelques questions dérangeantes : comment fabriquer de l’enseignable hors discipline ? à quel type de socialisation la forme scolaire traditionnelle contribue-t-elle ? est-ce au Medef de déterminer ce qui doit être enseigné en SES au lycée ? Une forme scolaire évoquée également par Agnès Florin : « La discipline c’est la structure de l’École mais le monde n’est pas disciplinaire. » D’où ses questions : « Est-ce la forme scolaire qui résiste ?» et « Qui tient la citadelle ? ».
Compétences psycho-sociales
Une large place a été faite à la prise en considération des « soft skills », que certains appellent « compétences non académiques » et d’autres « compétences socio-émotionnelles » ou « psycho-sociales ». L’intérêt manifesté par l’École pour cette famille de connaissances a été accéléré – selon Sophie Morlaix, directrice de l’Iredu (Institut de recherche en éducation de l’Université de Bourgogne) https://iredu.u-bourgogne.fr/
– par la vague d’attentats de 2015 en France qui a incité à développer les compétences liées au rapport à soi, au rapport aux autres et au monde. Pour elle, les résultats de recherche convergent, pour souligner le lien positif, d’une part entre les compétences non académiques et la réussite scolaire et, d’autre part, entre l’essor de ces compétences chez les élèves et celles possédées par l’enseignant.
Comment booster
l’esprit critique ?
Définissant l’esprit critique comme la capacité d’ « être en mesure d’évaluer la qualité et la crédibilité de l’information sans se laisser entraîner par des indices superficiels » Monica Macedo Rouet, professeure de psychologie cognitive à CY Cergy Paris Université, pointe plusieurs alertes :
- L’information écrite est plus difficile à interpréter que l’information orale par son caractère souvent plus abstrait.
- Face à une tâche censée mobiliser son esprit critique, l’élève est spontanément centré sur le contenu, sur la réponse à la question. Il s’intéressera peu aux sources si l’enseignant ne l’y invite pas explicitement. D’où l’importance pour celui-ci de demander une justification de la réponse basée sur la source.
- Il est utile d’entraîner les élèves à des analyses de documents en attirant leur attention sur les indices de fiabilité et en les discutant avec eux.
Faut-il avoir peur de ChatGPT ?
Pour Pierre-Yves Oudeyer, directeur de recherche à l’Inria, l’une des tâches premières de l’enseignant est d’apprendre aux élèves à poser les bonnes questions à ChatGPT.
Accepter aussi de tâtonner avec les élèves, d’expérimenter avec humilité. Prendre le temps d’essayer en acceptant de ne pas être en situation de maîtrise. La situation d’incertitude peut être un excellent moteur d’apprentissage pour les élèves comme pour l’enseignant.
Si le contexte est mouvant et si l’École est fortement interrogée par les mutations sociétales en cours, la place et le rôle de l’enseignant demeurent essentiels pour « aider les élèves à se repérer dans la complexité du monde », selon André Tricot. Il revient aux enseignants, face à la robustesse des « concepts quotidiens » forgés hors de l’École, de créer des situations didactiques favorisant « la dissonance » de manière à provoquer un changement conceptuel, d’après Cécile de Hosson, chercheuse en didactique de la physique à l’Université de Paris Cité. Selon les termes d’Emmanuel Sander, de Université de Genève, il s’agit de « s’appuyer sur du connu pour donner sens à la nouveauté ». C’est trop souvent à l’élève seul que revient d’articuler ses différentes expériences et ses apprentissages, a affirmé Julien Netter, de l’Université Paris Est Créteil, qui a insisté sur le haut niveau d’exigence que l’École assigne aux activités de synthèse et de traduction, proposées à quotidiennement à des élèves qui y sont peu préparés. Tout le travail d’écoute, d’accompagnement, de mise en liens reste central et donne aux enseignants un rôle décisif « crucial », d’après Ana Cristina d’Addio de l’Unesco.
C’est l’acronyme VAR pour Valoriser, Accompagner, Relier qui, pour Anne Cordier, récapitule ce qui pourrait être attendu des enseignants pour aider leurs élèves dans leurs apprentissages : avec la visée de créer du commun et de « faire Monde ».
Dans la foulée de ces interventions, le jury – composé de différents acteurs du système éducatif – sous la présidence d’Olivier Maulini, de l’Université de Genève, a produit des recommandations qui seront mises en ligne début 2025 sur le site du Cnesco avec les captations de l’ensemble des contributions d’experts de ces deux journées.