Penser l’humain à l’École

Alors que les progrès des biotechnologies combinés à la révolution des technologies de l’information risquent de changer l’avenir de l’humanité, Thierry Magnin, recteur de la Catho de Lyon, invite les enseignants à débattre de ces mutations majeures en classe. Avec une clé de lecture à privilégier : la recherche du bien commun pour réenchanter le monde à la lumière de l’anthropologie chrétienne.

Propos recueillis par Sylvie Horguelin

 

Dans quelle situation nouvelle l’humanité se trouve-t-elle aujourd’hui ?

Thierry Magnin : Nous avons vécu trois grandes révolutions depuis le début du XXe siècle : la mondialisation de l’économie, le développement des techno- sciences et celui du numérique dans tous les secteurs de l’existence. L’interaction des trois donne l’impression d’une accélération fantastique et beau- coup de gens se sentent perdus. Nous devons les éclairer et leur donner le recul nécessaire pour qu’ils s’approprient ces changements majeurs et les com- prennent, notamment à partir des valeurs clés de l’évangile. Les technologies ne doivent pas être pensées uniquement pour une élite mais aussi pour les plus démunis. C’était d’ailleurs l’enjeu des États généraux de la bioéthique du printemps dernier, intitulés : « Quel monde voulons-nous pour demain ? ». Il faut noter que la France est le seul pays qui ait organisé un débat citoyen sur le sujet et s’en féliciter. Les découvertes scientifiques et médicales peuvent nous conduire vers le meilleur ou le pire. Il nous appartient d’humaniser ce qui doit l’être. Avec un impératif éthique : protéger l’homme vulnérable.

Vous êtes-vous investi dans ces États généraux ?

T. M. : J’ai participé à vingt-cinq débats et j’en ai organisé un à l’Université catholique de Lyon (Ucly) qui a réuni 800 personnes, avec Mgr d’Ornellas parmi les intervenants. La procréation médicalement assistée (PMA) et la fin de vie sont des sujets clivants, comme le rapport de synthèse des États généraux1 le prouve. Il faut les aborder en gardant en tête la dignité de toute personne humaine alors qu’on a tendance à privilégier la liberté individuelle. Si un individu désire quelque chose, sans faire de mal à autrui, on considère qu’il doit pouvoir l’obtenir. Or le désir personnel ne peut être équivalent à un droit immédiat même s’il faut entendre le cri des individus.
Prenons l’exemple de l’euthanasie : quand une personne appelle au secours, la seule réponse serait-elle de lui injecter un produit mortel ou bien davantage de redoubler de fraternité ? J’ai travaillé pendant douze ans dans les soins palliatifs : on y soulage la douleur physique tout en répondant à un vrai besoin d’accompagnement spirituel et psychologique. Cette approche illustre la nécessité de toujours prendre en compte le corps, l’âme et l’esprit. On est loin des technoscientifiques qui veulent vaincre la mort par les technologies. Dans ces unités, on accompagne la vie jusqu’au dernier souffle. Mais pourquoi attendre la fin de vie pour prendre soin de ces trois dimensions en interaction ?

Comment l’éthique peut-elle nous guider ?

T. M. : Paul Ricœur la définit ainsi : « L’éthique est le mouvement même de la liberté qui cherche une vie bonne, dans la sollicitude envers autrui et dans un juste usage des institutions sociales. » Et cette liberté implique que ce n’est pas écrit d’avance… C’est une recherche pour le bien commun qui, avec la sollicitude et la justice sociale, doit être au cœur de nos décisions. Cela est très différent de dire : « Je désire cela et j’en ai le droit. »

Traitez-vous de ces questions avec les étudiants ?

T. M. : Oui et c’est une orientation forte de l’Ucly. Nous développons des formations où la bioéthique est à l’intérieur de l’apprentissage des biotechnologies. Depuis quatre ans, notre licence de biologie s’intitule « Sciences de la Vie – biologie et humanités ». Les enseignants chercheurs quant à eux consacrent plus de 20 % de leur temps à travailler avec les étudiants la question du sens dans leur parcours scientifique et technologique. Nous avons ainsi créé des groupes d’enseignants (un juriste, un littéraire, un philosophe, un biologiste…) qui étudient ensemble un thème en associant les étudiants. Enfin, un petit groupe de chercheurs de l’Ucly possédant une double compétence (sciences et philosophie/théologie) propose ce type de relecture à des chercheurs de l’Inra (Institut national de recherche agronomique) et de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale). Il nous faut réaliser un travail éducatif immense pour que sciences, économie et philosophie soient au service de l’humain. C’est une utopie à laquelle je crois car ce sont toujours des minorités qui ont fait évoluer la société.

Comment aborder ces sujets à l’École ?

T. M. : Au lycée, on étudie la biologie, la physique, l’éducation numérique, l’économie, la philosophie… et les questions de société sont déjà abordées dans le cadre de l’interdisciplinarité, entre autres lors des TPE (Travaux personnels encadrés). Il faut continuer dans ce sens. Mais on peut commencer dès la maternelle et le primaire en prenant pour fil rouge l’écologie et le développement humain intégral. Des écoles ont choisi de relire l’encyclique Laudato si’ avec des pédagogies adaptées, des jeux pour les plus petits. Il faut ouvrir les enfants à l’accueil de la vie comme un don que l’on reçoit. L’émerveillement devant le vivant est une clé pour sensibiliser les enfants et leur faire partager notre vision d’un monde réenchanté.
Par ailleurs, la prise en compte des trois dimensions – corps, âme et esprit – est capitale pour l’enseignement catholique, fondé sur l’anthropologie chrétienne. Grâce à la recherche, on sait désormais que la biologie influence le psychisme et que le psychisme influence la biologie. On sait que le stress d’une mère peut influer sur l’expression des gènes du fœtus qu’elle porte. Cela s’appelle l’épigénétique ! La plasticité du cerveau va dans ce sens : on constate des interactions entre l’organisation des neurones et le vécu. On voit ainsi les effets de la méditation sur la configuration neuronale. Tout cela prouve que le vivant est complexe. Or si je considère que l’homme est une machine, je vais traiter le corps en pièces détachées. Je vais réparer la machine. Mais l’homme n’est pas qu’une machine.

Quels conseils donneriez-vous aux enseignants ?

T. M. : Il serait intéressant de mettre en place des groupes d’enseignants de différentes disciplines qui travailleraient ensemble cette question magnifique : « Qu’est-ce que la vie ? ». Cela créerait au sein des établissements des équipes soudées autour d’un thème de recherche commun. Pour se former, il existe des outils, des livres, des vidéos et les universitaires peuvent les aider. La direction diocésaine de Lyon s’est engagée, par exemple, dans un vaste projet Laudato si’ auquel l’Ucly est associé. Nous avons d’ail- leurs créé une chaire Jean-Bastaire dans le but de développer une approche éthique de l’écologie dont les piliers sont la théologie de la Création et le besoin d’une prise de conscience des risques encourus par notre monde.

Pourquoi ces sujets vous tiennent-ils tant à cœur ?

T. M. : Je me suis toujours intéressé au dialogue entre sciences et foi. Les dimensions scientifiques, philosophiques et théologiques sont constitutives de l’homme. Il nous faut les articuler : il y a entre elles des conflits mais aussi des synergies. En partant de ces problématiques, ce qui m’intéresse, c’est de voir comment on peut être au service de la vie dans notre métier d’enseignant chercheur et d’éducateur.
Je finirai sur une histoire qui peut susciter un débat avec des élèves : un professeur du Collège de France étudiait il y a une quinzaine d’années une tribu humaine antérieure à l’homo sapiens. Il a constaté qu’elle comprenait un pourcentage important de personnes handicapées, ce qui représentait une énorme contrainte par rapport aux tribus voisines. Pourtant, leur durée de vie était supérieure à celle de leurs voisins. Ces hommes avaient dû s’organiser pour prendre en charge les plus fragiles, ce qui avait permis à tous de vivre plus longtemps. De la même façon, nous devons viser non la performance individuelle mais la performance pour tous.


 

1. Rapport de synthèse du Comité consultatif national d’éthique, juin 2018 à télécharger sur : etatsgenerauxdelabioethique.fr

 

 

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