Mis à jour le : 2 mars 2022 / Publié le : 16 mai 2019

Éléments de géopolitique

Interview de Catherine Wihtol De Wenden,
directrice de recherche au CNRS

Propos recueillis par Noémie Fossey-Sergent

Avant de comprendre qui sont les mineurs non accompagnés, il est important de saisir le contexte géopolitique dans lequel ils s'inscrivent.
L'éclairage du CNRS sur la question des migrations internationales nous apprend qu'elles ont existé de tout temps.
La crise migratoire actuelle serait donc plutôt une crise de l'accueil des migrants.

Les hommes ont-ils toujours bougé ?

Catherine Wihtol de Wenden : Bien sûr, ils n’auraient pas pu survivre s’ils n’avaient pas bougé. Ils ont toujours cherché des ressources, fui les catastrophes naturelles. Ils se sont aussi toujours mélangés.

Quels ont été les moments-clefs de l’histoire récente des migrations ?

C. W. de W. : Une première grosse vague migratoire a eu lieu à la fin du XIXe siècle, avec le peuplement des États-Unis, du Canada, de l’Australie. Il s’agissait essentiellement d’Européens blancs qui partaient s’établir dans ces pays encore vides. Une deuxième grande vague, qui est celle qu’on connaît aujourd’hui, a commencé en 1990 avec la chute du Rideau de fer et la généralisation de la possibilité d’avoir un passeport et donc de sortir de son pays. Cette fois, les migrants sont du monde entier. Les flux ont changé : il y a des migrations sud-nord et est-ouest, mais aussi nord-nord, nord-sud (avec le phénomène des séniors qui s’établissent au soleil) et de plus en plus sud-sud. Certains pays du sud (comme les pays du Golfe) sont en effet peu peuplés et ont besoin de main d’oeuvre. On observe une régionalisation accrue des migrations et énormément de migrations à l’intérieur des pays.

Qu’est-ce qu’un migrant ?

C. W. de W. : Selon la définition des Nations unies, c’est quelqu’un qui vit dans un autre pays que celui où il est né. Cela recouvre des réalités très diverses : des réfugiés qui fuient car ils sont persécutés, des personnes qui cherchent de meilleures conditions de vie, des déplacés environnementaux, des professionnels de santé, des étudiants...

Quelle est la cause de la crise migratoire actuelle ?

C. W. de W. : La situation syrienne a provoqué un fort afflux et il y a eu peu d’accueil. Cette crise est pour moi surtout une crise de l’accueil des réfugiés. Il est vrai qu’elle a été d’une grande ampleur : on a eu en Europe 1,2 millions de demandeurs d’asile en 2015, 700 000 en 2016 (contre 500 000 demandeurs d’asile par an en 1989, 1990 et 1991 après la chute du Rideau de fer). La Grèce s’est trouvée débordée, l’Europe centrale n’a pas voulu donner l’asile car elle craignait d’attirer d’autres migrants. Mais en ne les accueillant pas, on fabrique l’image du « misérable », ce qui n’aide pas à convaincre l’opinion publique. Mieux aurait valu accueillir les migrants plus discrètement et convenablement.

Qu’aurait-il fallu faire ?

C. W. de W. : Si chacun avait pris sa part, en fonction de sa richesse et de sa population, il n’y aurait pas eu de crise migratoire. D’autant que plusieurs pays européens sont en déclin démographique et ont besoin de main d’oeuvre dans certains secteurs.

L’Europe aurait dû être plus solide en pénalisant financièrement les pays qui refusaient d’accueillir.

 

 

Quels sont les chiffres des migrations ?

C. W. de W. : Il y a 260 millions de migrants internationaux (dont 66 millions de réfugiés). Parmi ces migrants : 70 millions sont en Europe, Russie, Ukraine, et dans les pays d’Europe de l’Est non intégrés à l’UE (comme ceux de l’ex- Yougoslavie) ; 60 millions sont aux États-Unis ; 26 millions en Afrique, le reste étant en Amérique latine, dans les pays du Golfe, en Asie, au Canada et en Australie. Les Européens constituent le tiers des migrants présents en Europe. En pourcentage, les migrants représentent aujourd’hui 3,5 % de la population mondiale. En 1900, c’était 5 % !

Les trois quarts des réfugiés de la crise actuelle ont été accueillis par des pays du Sud (l’Iran et le Pakistan ont ouvert leurs frontières aux Afghans par exemple, la Turquie a accueilli 4 millions de Syriens). Pour le quart restant arrivé en Europe, l’Allemagne en a accueilli la majorité (700 000 demandeurs d’asile), la France en a reçu environ 100 000 en 2017, ce qui a été son chiffre le plus élevé. Ce n’est pas énorme.

Quelles sont les origines de ces mouvements de population ?

C. W. de W. : À l’échelle internationale, ce sont essentiellement les crises politiques, comme la crise syrienne, et les inégalités de développement humain. Il y a de grandes lignes de fracture dans une proximité géographique forte, notamment en Europe entre la rive nord et la rive sud de la Méditerranée, ou la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Les gens sont de plus en plus éduqués, urbains, informés et donc conscients qu’une autre vie est possible ailleurs. Les pays du Sud sont aussi de plus en plus jeunes, leurs habitants sont donc prêts à bouger pour changer la trajectoire de leur vie.

Vous collaborez au site Migrations en questions qui répond aux interrogations des citoyens sur le sujet. Pourquoi ?

C. W. de W. : Il faut combler l’écart entre l’état des connaissances et le niveau de la décision politique. Le but est donc de donner des clés de compréhension aux gens, de répondre aux idées reçues, de montrer parfois les contradictions des discours politiques pour que les citoyens, les associations puissent dialoguer avec les décideurs. Ceux-ci gagneraient à mener une politique rationnelle : prendre en compte le vieillissement démographique, la pénurie de main d’oeuvre, respecter les engagements internationaux souscrits... La question migratoire serait ainsi beaucoup mieux acceptée par l’opinion publique.

Quelle mission l’École doit-elle se donner ?

C. W. de W. : Elle doit mieux former ses enseignants aux thématiques migratoires afin qu’ils sensibilisent à leur tour leurs élèves. Il faut leur parler des grands mouvements de populations dans l’Histoire et montrer leur apport, en termes de dynamisme économique, mais aussi démographique. Et rappeler que les migrants sont aussi des consommateurs, des gens qui payent leurs impôts s’ils sont en situation régulière et de grands pourvoyeurs de créativité (beaucoup d’écrivains, de peintres, de cinéastes, de créateurs de mode ont une histoire migratoire). Cela contribue aussi au rayonnement culturel d’un pays.

 

 

Face aux migrants, des catholiques ambivalents

En juin dernier, l’Ifop a publié un rapport réalisé en mars 2018 pour le Secours catholique, le CCFD-Terre Solidaire, le Service national de la pastorale des migrants et le Service jésuite des réfugiés, sur les Perceptions et attitudes des catholiques de France vis-à-vis des migrants.

Les catholiques y apparaissent plus ambivalents que divisés : deux groupes, qui ne sont pas majoritaires, ont des opinions tranchées. 21 % sont dits « multiculturalistes », c’est-à-dire en faveur d’une ouverture totale des frontières et 15 % sont dits « nationalistes », soit opposés à l’accueil des migrants. Entre ces deux pôles, 64 % des catholiques se répartissent ainsi : 24 % de catholiques dits « libéraux » (jeunes et CSP+ estimant que la mondialisation est une richesse et que la France ne serait pas ce qu’elle est sans l’immigration) ; 22 % définis comme étant en « insécurité culturelle » (âgés de plus de 50 ans, plutôt pratiquants, tiraillés entre leur compassion à l’égard des migrants et leurs craintes vis-à-vis de l’islam) et 18 % de nationalistes sécularisés (moins diplômés, estimant que l’islam n’est pas incompatible avec la société française mais qu’ils ne souhaitent pas cette situation chez eux). Il ressort que les catholiques entretenant une relation apaisée avec leur identité chrétienne sont plus susceptibles d’accueillir des migrants. NFS

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