Mis à jour le : 6 mai 2024 / Publié le : 8 juin 2016

Arcabas – « Et si l’éducation à la beauté ouvrait la voie au Réenchantement de l’Ecole ? »

Et si l'éducation à la beauté ouvrait la voie au réenchantement de l'École ? Le peintre mondialement connu Arcabas invite à un changement de regard. Ce rêveur contemplatif s'attache à voir la beauté du monde. Il en a fait la quête de sa vie.

Propos recueillis par Aurélie Sobocinski

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Interview d'Arcabas -  ECA Juillet 2016 -  

À travers votre recherche de la beauté, n'est-ce pas à un réenchantement du regard sur le monde et la création que vous œuvrez ?

Arcabas : Que je tente d'œuvrer ! Dès l'âge de 4-5 ans, j'étais déjà un dessinateur acharné, embêtant mes quatre frères et sœurs pour qu'ils prennent un crayon et dessinent devant moi. C'était miraculeux pour moi. Rêveur contemplatif, j'étais insoumis à tout, sauf au dessin. Et cela n'a fait que croître au fil de mon parcours. Mon père, instituteur laïc, avait repéré le plaisir et peut-être déjà ce don que j'avais à dessiner et marier les couleurs. Inquiet pour mon avenir, il ne voyait pas d'un bon œil que son petit garçon opte pour un métier de « tire-la-faim ». Mais j'ai beaucoup insisté... En réalité, il n'a pas été question d'un choix de ma part : cela m'a été édicté d'une façon péremptoire par la nature autour de moi, par cette beauté du monde qui est devenue la quête de toute ma vie.

 

Parlez-nous de ce regard que vous portez sur la création...

 Voir, c'est découvrir avec le cœur. C'est rester au présent, le retenir, le ressentir. Et c'est d'une grande richesse ! Avec l'âge, je me demande comment les gens peuvent passer dans une Création aussi inouïe et parfaite sans la voir. Ils ne font que la regarder et s'en servir pour des choses triviales, fonctionnelles. Or la voir c'est autre chose, c'est percer un peu le mystère, discerner la marque de Dieu non seulement dans les hommes, mais aussi dans la nature et les animaux. Et en cela rendre aux yeux leur véritable sens !

 

Vous dites que lorsque l'on s'ouvre à ce regard et à cette quête de la beauté, on n'est plus tout à fait le même...

Les trois transcendantaux que sont la vérité, la bonté et la beauté sont toujours ensemble. Mais la beauté a ceci de particulier que, basée sur l'émotion, elle se promène un peu de façon inattendue et constitue une puissante porte d'entrée vers le mystère. Comme Dieu, la beauté est multiforme, insaisissable.

Quand on la poursuit, on n'est plus tout à fait le même parce qu'elle grandit l'homme. Plus jeune, j'ai éprouvé beaucoup de jalousie à l'égard d'un homme que j'avais rencontré et qui s'émerveillait de tout.

En mon for intérieur, je bouillonnais : pourquoi ressentait-il tout cela et pas moi ? C'est ainsi que cela émerge au fond de soi, de façon un peu secrète. On entre pas à pas dans ce domaine d'observation, de paix, de poésie, de transcendance par les mouvements du cœur. On acquiert ainsi une plus grande tendresse qui transforme profondément nos rapports envers les animaux, la nature, et les autres. On ne sort pas de cette contemplation, on s'y enfonce !

 

Cette quête de la beauté se cultive, insistez-vous. Comment ?

Par la fréquentation de la nature, mais aussi de tout ce qui est parallèle à la Création de Dieu, telles les œuvres d'art qui ne sont d'ailleurs qu'une imitation triviale de la véritable Création.

Parce que lorsqu'on la regarde vraiment, on ne peut que tomber à genoux !

 

Arcabas dans son atelier - Photo : Aurélie Sobocinski
Arcabas dans son atelier -  Photo : Aurélie Sobocinski

 

À travers la peinture, vous avez eu très tôt le souci de transmettre ce goût de la contemplation...

 La transmission fait partie de l'homme ! Les poètes essayent de dire l'indicible. Assis devant mon chevalet, la peinture est pour moi un acte d'exaltation et je n'ai pour moteur qu'un désir : celui de montrer l'invisible que je ressens intensément, de l'incarner, de traduire dans la matière l'esprit, tel un humble messager qui, à travers ses tableaux, distribuerait autant de lettres de Dieu !

La parole s'est éloignée de moi au fil de mon existence. Plus j'ai avancé, plus je me suis dit que cela ne servait à rien de parler : il n'y a qu'à laisser faire les choses. Face à la toile, la personne qui regarde participe, questionnée dans sa liberté, c'est elle le moteur.

 

Comment recréer un rapport esthétique au monde ? Est-ce à la portée de chacun ?

C'est une grande question parce que nous sommes tous très différents. Il y a des gens plus ou moins doués. Certains ont des oreilles très pointues. D'autres des yeux terribles, capables de voir très loin. Mais chacun peut entrer dans cet état d'esprit et voir naître à soi-même un regard de plus grande tolérance face à nos différences.

 

Comment en transmettre le sens et le désir aux enfants ? Quel rôle doit jouer l'École ?

 La transmission aux enseignants a plus d'importance dans un premier temps que celle aux enfants eux-mêmes. Comment imaginer que ces derniers puissent se diriger seuls vers la représentation du visible et de l'invisible ? Si l'École catholique a initié ce précieux terme de « réenchantement », l'Église ne s'est pas dotée jusqu'ici d'un enseignement visant à insuffler un rapport esthétique au monde. Et ses acteurs au quotidien se retrouvent très démunis devant ce problème majeur de notre être au monde.

 

Par quoi cette éducation à la beauté peut-elle passer concrètement ?

Par des moments suspendus dans l'emploi du temps où on laisse l'enfant observer ce qui l'entoure, à condition de ne pas lui parler à cet instant-là ! Généralement à l'École, dès qu'il y a un vide au niveau de l'oreille, il faut qu'il soit rempli, sans cela le maître dira qu'il ne fait pas son travail, mais c'est ne pas penser aux yeux ! Dans les visites guidées, à côté des explications techniques du guide, il y a toujours un rêveur qui décroche et regarde les œuvres : c'est là que tout se passe et commence à s'esquisser. Le flot des paroles peut interdire l'acuité du regard. Si ce dernier peut apparaître vide, des émotions viennent en réalité s'y inscrire profondément.

 

« Dieu m'a donné des yeux pour voir la beauté et une main pour la transmettre. »

Réenchanter le regard commence donc par laisser place à l'intériorité...

Bien sûr ! Sans intériorité, qu'est-ce qui est valable dans ce monde ? La plupart du temps, on l'ignore, on fait comme si l'on savait, mais en fait, on ne sait rien ou très peu. Il faut être humble, obéissant aux injonctions naturelles pour retrouver un vrai sens à la vie qui nous entoure et qui est une somptuosité !Bien sûr ! Sans intériorité, qu'est-ce qui est valable dans ce monde ? La plupart du temps, on l'ignore, on fait comme si l'on savait, mais en fait, on ne sait rien ou très peu. Il faut être humble, obéissant aux injonctions naturelles pour retrouver un vrai sens à la vie qui nous entoure et qui est une somptuosité !

 

Cela passe aussi par l'empathie, selon vous...

Je suis loin de l'École, mais on y donne à mon sens beaucoup trop de place au système de notes, à la concurrence entre élèves, un mode de fonctionnement qui traverse d'ailleurs toute notre société. À l'École ainsi, il y a des violences silencieuses, qui font que l'un est le dernier, l'autre le premier. Je suis partisan d'une notation moins généralisée, plus humaine. Nous ne serions pas confrontés à autant de violence dans notre société aujourd'hui si on s'efforçait de développer l'empathie vis -à-vis des élèves dès leur entrée à l'École.

  

Le choix de l'art sacré

« Dieu m'a donné des yeux pour voir la beauté et une main pour la transmettre. » C’est ainsi que parle de son parcours Jean-Marie Pirot, alias « Arcabas », figure majeure de la peinture religieuse contemporaine. Fils d’instituteur, né en 1926 à Trémery, en Moselle, il a été enrôlé de force par la Wehrmacht à l’âge de 17 ans, lors de l’annexion par l’Allemagne de sa Lorraine natale. Ayant réussi à s’enfuir à Paris, il a été formé à l’École nationale supérieure des beaux-arts, et s’est ensuite tourné vers l’enseignement à l’École des beaux-arts de Grenoble. Lecteur passionné de l’Évangile et rendu célèbre par ses fresques monumentales de l’église de Saint-Hugues-de-Chartreuse, Arcabas, 90 ans cette année, travaille aujourd’hui à la réalisation de vingt-quatre vitraux représentant la Création à la Basilique du Sacré-Cœur de Grenoble. Ce chantier monumental est l’un des plus gros actuellement en cours au sein de l’Hexagone en matière d’art sacré.

 

eca373Issu du magazine Enseignement catholique actualités n° 373 juin - juillet 2016

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