Mis à jour le : 18 mai 2018 / Publié le : 15 mai 2018
La complexité comme enjeu de formation
GRISET (Groupe de Recherches à l’ISO sur les Sciences ExpérimenTales) est né en janvier 2011 et rassemble des formateurs de l’ISO en SVT et SPC. Il a pour vocation de répondre à un besoin de formations dans les disciplines scientifiques (continue et première dans le cadre du Master MEEF), par une approche interdisciplinaire qui vise à réfléchir aux problèmes actuels de l’enseignement des sciences. Le concept qui structure GRISET est la complexité, au cœur de la réflexion actuelle en philosophie des sciences.
Auteurs : Stéphane Le Gars - Docteur en Epistémologie - Chercheur associé au Centre François Viète d’Histoire des Sciences de Nantes - Professeur en Sciences physiques en lycée - Formateur à l’ISFEC de Nantes
ISFEC de Nantes
I) Pourquoi la complexité ?
La complexité est aujourd’hui au cœur de réflexions philosophiques et pratiques, et questionnent tout à la fois les philosophes, les scientifiques ou les acteurs de l’éducation. D’un point de vue épistémologique, la complexité a été invoquée dès 1948 par le scientifique Warren Weaver pour décrire l’évolution des sciences depuis le XVIIe siècle . Pour Weaver, la période couvrant les XVIIe et XVIIIe siècles est marquée par la simplicité, qui se caractérise par des problèmes contenant peu de variables, et visant un réductionnisme typique de la pensée cartésienne. Au XIXe siècle, les scientifiques doivent faire face à de nouveaux problèmes, à savoir des situations mettant en jeu des milliards de variables comme c’est typiquement le cas pour la détermination précise de l’état de chacune des milliards de molécules qui constituent un gaz : il s’agit de l’émergence de disciplines comme la théorie des probabilités ou la physique statistique, caractérisant l’apparition de problèmes relevant d’une complexité dite désorganisée. Enfin, au XXe siècle, la complexité devient organisée : les objets d’étude ne sont pas nécessairement définis par un nombre important de variables, ne sont pas nécessairement des systèmes désordonnés, mais apparaissent plutôt comme des éléments d’un tout organisé dont l’intrication spatiale et/ou temporelle pose question. Cette volonté, caractéristique de la complexité organisée, de « traiter simultanément un grand nombre de facteurs inter-reliés au sein d’un tout organisé » a permis l’émergence de disciplines comme la cybernétique, de théories comme la théorie de l’information, et est marqué par un instrument paradigmatique : l’ordinateur.
Cette évolution des sciences a permis une prise en compte du global et du collectif au détriment du local et de l’individuel, du sujet au détriment de l’objet, et de penser les problèmes non plus de façon uniquement linéaire comme le privilégiait l’approche cartésienne. La complexité telle que l’a pensée le philosophe et sociologue Edgard Morin repose ainsi sur trois principes :
• le principe dialogique qui «consiste à faire jouer ensemble de façon complémentaire des notions qui, prises absolument, seraient antagonistes et se rejetteraient les unes les autres. » Le mot « dialogique » veut dire qu’il sera impossible d’arriver à une unification première ou ultime, à un principe unique, un maître mot; il y aura toujours quelque chose d’irréductible à un principe simple, que ce soit le hasard, l’incertitude, la contradiction ou l’organisation.
• le principe récursif qui « est un processus où les produits et les effets sont en même temps causes et producteurs de ce qui est produit.
• le principe hologrammatique « signifie que non seulement la partie est dans le tout, mais que le tout est inscrit d’une certaine façon dans la partie. Ainsi la cellule contient en elle la totalité de l’information génétique, ce qui permet en principe le clonage; la société en tant que tout, via sa culture, est présente en l’esprit de chaque individu. »
Dans son ouvrage La tête bien faite, paru en 1999, Morin applique à l’enseignement ces principes. Il note qu’ « il y a inadéquation de plus en plus ample, profonde et grave entre nos savoirs disjoints, morcelés, compartimentés entre disciplines, et d'autre part des réalités ou problèmes de plus en plus poly-disciplinaires, transversaux, multidimensionnels, transnationaux, globaux, planétaires. Dans cette situation deviennent invisibles les ensembles complexes, les interactions et rétroactions entre parties et tout, les entités multidimensionnelles, les problèmes essentiels.
Ainsi apparaissent des invariants d’une pensée complexe qu’il va nous falloir appréhender et mettre en œuvre dans le cadre d’une formation des enseignants : interdisciplinarité, compétences, numérique, approche par problèmes et taches complexes, carte mentale, coopération. Anne-Françoise Schmid, philosophe des sciences, et spécialiste de la pensée complexe, écrit ainsi que « si nous admettons un objet comme pluridisciplinaire, nous pouvons le traiter autrement que comme le point de convergence des perspectives disciplinaires, où nous restons dans les façons classiques, mais comme un objet inconnu sur lequel on projette de façon indirecte les connaissances disciplinaires. » Pour réaliser cet acte de projection d’un objet a priori inconnu dans un espace connu et choisi, il va nous falloir, selon Schmid, un espace d’inter discipline ou espace générique. Dans cet ordre d’idées, l’institut de formation peut-il jouer le rôle d’un espace générique ?
II) L’institut de formation, un espace générique ?
Certains chercheurs en didactique réfléchissent aujourd’hui sur la place de l’institut de formation dans l’alternance dite intégrative qui caractérise la formation des enseignants au sein d’un master. Bertone et Chaliès évoquent par exemple le fait que « cette formation table sur une définition du métier par « compétences » et néglige à la fois les règles de métier et les concepts professionnels que les acteurs eux-mêmes mobilisent pour penser et faire leur travail ou pour le transmettre à un novice. Sans défendre une conception angélique du compagnonnage en formation, qui se fonderait sur des pratiques plus ou moins standardisées et transmises comme des modèles à reproduire par les novices entrant dans le métier, ce programme cherche à réhabiliter l’horizon professionnel constitué par les règles du « genre » d’activité sans lesquelles la formation et le travail seraient condamnés à se réinventer à chaque interaction et les individus à tâtonner devant l’étendue des inattendus du réel. »
A propos de cette tension entre terrain et lieu de formation, entre pratique et théorie, Serres et Moussay avancent que « […] les enseignants débutants déplorent des « écarts » entre la formation en centre et la formation par l’exercice professionnel, ils évoquent la distinction entre « théorie » et « pratique » sans donner le même sens à ces mots. A défaut de pouvoir considérer ces différents problèmes, l’alternance en France reste souvent limitée à la mise en place des stages alors qu’elle suppose un partage de la formation entre le centre de formation et les terrains scolaires. Un partage qui doit être conçu comme une situation formative par la mise en synergie des lieux de formation et des missions propres aux différents formateurs. » Pour Serres et Moussay, ce sont les formateurs qui sont les acteurs clés de l’alternance, dans un processus qui vise à passer d’une collection de formateurs à un collectif de formateurs, puis à un collectif de formation. Ces auteurs discutent « la nécessité d’un décloisonnement des lieux d’apprentissage en vue de favoriser le continuum du processus de formation des enseignants par la constitution d’équipes de formateurs pluri-catégoriels, […] la nécessité de penser un espace intermédiaire qui supposerait de nouvelles formes de coordination entre les formateurs et entre les lieux de travail et de formation. »
Saujat et Saussez, dans le même ouvrage, évoquent des collectifs de formateurs amenés à travailler dans un « inter-métier », et soulignent la nécessité de construire des références communes, de développer des activités collectives conjointes, et de favoriser l’émergence de « collectifs transverses. » De même pour J.L. Ubaldi qui insiste sur la dimension collective nécessaire de tout projet de formation : « Un postulat a présidé la mise en place de la formation : produire collectivement des séquences d’enseignement, les analyser et en tirer des éléments de généralisation. Mettre l’action au cœur de la formation voilà le contrat de départ » .
III) Le projet comme mode d’expression de la complexité en formation
Il apparaît alors aujourd’hui une évolution de la posture du formateur dans le cadre des instituts de formation. Le groupe GRISET conduit donc ses réflexions pour avancer vers un collectif de formation au sein d’un espace générique permettant l’interdisciplinarité et la coopération entre formateurs et stagiaires, un espace intermédiaire assurant l’alternance intégrative et les transferts entre théorique et pratique, un espace assurant la complexité inhérente aux nouveaux enjeux de formation.
En réfléchissant aux modalités de cette démarche, GRISET a tenté de s’approprier les idées du sociologue Richard Sennett. Celui-ci réfléchit en effet aux compétences permettant la coopération au sein d’un espace de travail, en décrivant notamment l’évolution historique de l’attitude artisanale depuis l’artisan isolé, puis dans l’atelier, jusqu’aux entrepreneurs-artisans à la Renaissance, et aux informaticiens aujourd’hui. Pour lui, L’artisan est l’emblème de tous ceux qui ont besoin de la possibilité d’hésiter, de faire des erreurs, en excluant la virtuosité, la prouesse technique . Pour Sennett, on trouve au fondement de l'artisanat trois aptitudes élémentaires : les facultés de localiser, de questionner et d'ouvrir. Localiser est la faculté de savoir où se passe quelque chose d'important. Il s’agit d’une « attention focale », à savoir une focalisation sur les difficultés et les contradictions (Sennett évoque également l’expression « dissonances cognitives »). Questionner permet d’appréhender la manière d'examiner les lieux, de s'attarder dans un état naissant (le questionnement peut aussi se produire dans le succès). Enfin, ouvrir se nourrit du pouvoir de rapprocher des domaines dissemblables et de préserver une connaissance tacite dans le saut de l'un à l'autre.
On retrouve aussi chez Sennett la volonté de privilégier une approche artisanale du travail dans son ouvrage sur l’éthique de la coopération . Il isole deux compétences essentielles, à savoir l’expérimentation et la communication, qui permettent à tout débutant d’essayer des choses nouvelles, d’apprendre par des processus répétitifs, et de communiquer par des messages qui peuvent conserver une certaine ambiguïté. Ce sont ces deux compétences qui, pour lui, assureront l’émergence d’une conscience de soi.
GRISET travaille donc en ce moment à construire un dispositif de didactique des sciences expérimentales qui vise à ériger un collectif de formation en l’encadrant par les compétences identifiées par Sennett. Ceci passe par une posture particulière du formateur : ce dernier peut se comporter comme un artisan (ce qui n’est pas sans rappeler le compagnonnage avancé de façon hésitante par Bertone et Chaliès) qui va permettre au professeur stagiaire de passer d’un projet collectif d’enseignement à un projet professionnel et personnel. Par l’expérimentation collective et la communication, et encadrant les évolutions de chaque stagiaire grâce aux compétences « localiser », « questionner » et « ouvrir », chaque formateur devient un élément d’un ensemble organisé. C’est donc vers un projet collectif, vu comme mode d’expression de la complexité, que GRISET poursuit son approche de la formation. Ce projet collectif sera constitué de trois parties. Dans un premier temps, le collectif de formateurs travaille en amont pour préparer un projet pédagogique constitué de plusieurs séquences et/ou séances. Après cette phase mobilisant la compétence « Localiser », le projet sera déconstruit par les stagiaires durant le semestre 3. Cette phase, qui mobilisera la compétence « Questionner » vise à faire résonner les cours du master et ce module « projet », en permettant aux stagiaires de travailler sur des objets préparés par les formateurs (et éventuellement testés en collège ou en lycée). Enfin, durant la troisième phase qui occupera le S4, les stagiaires vont s’attacher à « ouvrir » leur travail de déconstruction par une réappropriation de la notion de projet dégagée en S3 : chaque stagiaire sera amené à construire un projet qu’il pourra mener sur le terrain, en réinvestissant les compétences professionnelles préalablement focalisées et questionnées.
Conclusion
Le projet mené par GRISET est pour l’instant programmatique. Il part de la notion de complexité et s’inspire d’idées d’influence pragmatiste pour poser le « faire » comme moyen de construction de compétences professionnelles dans un dispositif qui vise à faire résonner lieu de formation et terrain, théorie et pratique. C’est au formateur, qui est à la fois dans l’institut de formation et sur le terrain, qu’il revient d’assurer l’animation de cet espace intermédiaire, cet espace qui ne peut vivre que par la construction d’objets intégratifs co-construits par les formateurs et les stagiaires, et permettant la création d’un collectif de formation. Plusieurs aspects seront à analyser après une expérimentation nécessaire : par exemple, quelle place à donner à ce dispositif dans l’évaluation du master ? De même, quelle articulation peut-on trouver avec le mémoire professionnel de recherche ?
Bibliographie :
Ria, Luc (dir), Former les enseignants au XXIe siècle.2. Professionnalité des enseignants et de leurs formateurs, Paris, De Boeck, 2016.
Sennett, Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, Albin Michel, 2010
Sennett, Richard ,Ensemble. Pour une éthique de la coopération, Paris, Albin Michel, 2014 [2012].
Schmid, Anne-Françoise, « Pour une histoire interdisciplinaire des sciences de la Terre et de l’Univers. Epistémologie générique, conception et interdisciplinarité », in Le Gars S., Boistel G., Dans le champ solaire. Cartographie d'un objet scientifique, Paris, Hermann, 2015.
Wittorski, Richard, Quelques réflexions à propos d’une formation par alternance « intégrative » et professionnalisante http://cache.media.eduscol.education.fr/file/Formation_continue_enseignants/30/2/alternance_integrative_et_professionnalisante_336302.pdf
Bertone, S., & Chaliès, S. « Construire un programme de recherche technologique sur la formation des enseignants : choix épistémologiques et théoriques », Activités, 12(2), 53-72 http://www.activites.org/v12n2/V12n2.pdf