C’est grave docteur ?

À l’approche de la reprise du 11 mai, les préparatifs et la joie de se revoir se mêlent aux inquiétudes pour l’ensemble de la communauté éducative. Dans ce témoignage, Marie-Laure Croguennec, enseignante en CM1-CM2 à l’école Notre-Dame du Sacré Cœur de Guipavas (29) nous fait part de ses états d’âme depuis le confinement : le manque de sa classe et de ses collègues, sa colère face à l’épidémie, ses inquiétudes sur la reprise mais surtout sa hâte de retrouver ses élèves !

Je suis en manque, c'est grave docteur ?

C'est ma 36e année d'enseignement. Loin d'attendre avec impatience la retraite, j'ai très hâte, vraiment très hâte de retrouver mes élèves.

Jamais le manque ne se sera fait autant sentir.

Je repense à ce 13 mars où Clément m'a dit "À la prochaine !". Oui, pour la première fois de l'année (et même depuis deux ans pour certains que j'avais déjà en classe l'an dernier), nous étions dans l'incapacité de nous donner l'échéance de nos retrouvailles. D'ordinaire, le vendredi chacun se souhaite bon week-end agrémenté d'un "à lundi". Mais pas ce 13 mars. Pas ce jour de la saint Rodrigue, qui devait être en manque de coeur. En 2020, le 13 mars, on s'est dit au revoir sans savoir quand on se reverrait.

Anesthésiés par l'incongruité de la situation, on n'y croit pas vraiment. Ça ne fait pas sens. Certes, dans la foulée, on entend parler de "confinement", un mot qui n'avait pas encore élu domicile dans les conversations mais qui avait dû gagner une revanche dans une vie antérieure, ou bien se jouait d'un défi pour se hisser au top des mots les plus usités en un temps record.

Les quatre semaines d'école à la maison, ou plutôt de maison envahie par l'école, sont passées à vive allure. Avec angoisse, avec immersion dans la recherche d'activités toutes plus épuisantes et chronophages les unes que les autres, mais aussi riches et révélatrices en tous genres, permettant à Emma et Maho, à Gael et Maxime, à Thaïs, Corentin et Lilou, et tous mes 32 compagnons d'année de se repérer le mieux possible dans notre vécu commun à défaut de nous retrouver ensemble. Subitement, violemment, indécemment, ce fichu virus nous dépossédait de notre vécu partagé entamé six mois et demi plus tôt.

Quelle infâme créature que ce satané virus, cause de cette mise à distance entre nous !

Quel être antisocial au point de nous imposer des messages écrits à l'exclusion de tout contact humain !

Quel être vantard et égoïste qui peut bien se targuer depuis de longues semaines maintenant de s'immiscer dans les gros titres ! Un égo surdimensionné pour un être invisible à l'oeil nu. Les vacances sont arrivées, bienvenues avec la perspective de se ressourcer et pouvoir être sur le pont à l'issue. Il faut bien ça pour récupérer de tous ces temps qu'on n'aurait jamais pensé connaître. Pour un peu, on en arriverait à remercier ce fichu virus. Non, quand même pas.

Dans le même temps sont arrivées l'allocution du président et les précisions du ministre. Je ne sais pas vous, mais moi, cela m'a fait un bien fou d'entendre, de voir, de visualiser une issue concrétisée par cette perspective du 11 mai. Je sais qu'Axel, pourtant ravi d'écourter l'école d'ordinaire, a sauté de joie en entendant le président annoncer la réouverture des écoles; je suppose aussi sa grande déception s'il a entendu le ministre valider cette mesure pour les seuls CM2, lui qui n'est qu'à quelques semaines de la dernière classe de primaire. Voilà que ce satané virus est en plus discriminatoire ! Il va vraiment falloir lui faire répondre de ses actes antiscolaires.

Certes, j'ai aussi entendu ou lu de part et d'autre des propos angoissés d'enseignants ou de parents, craignant qu'un retour à l'école mette sciemment en danger les enfants et par voie de conséquence leurs familles. Je ne suis ni scientifique, ni experte en la matière. Je pense juste qu'il existe autant de logiques (médicale, sociale, sociétale, sanitaire, économique, psychologique, pédagogique, etc.) qui se téléscopent, avec par définition des antagonismes qui rendent incompatible le respect des priorités des uns et des autres. La quadrature du cercle en quelque sorte, tout en validant à chacun la pertinence et la véracité de ses arguments.

Mais en attendant, la question du 11 mai se pose : reprendre ou ne pas reprendre ? Il n'y a pas unanimité parmi les scientifiques, et pourtant, il fallait bien trancher car le temps, lui, ne s'arrête pas. Pour ma part, je retournerai à l'école le 11 mai. Non sans angoisse, mais aussi avec le plaisir et surtout le besoin de retrouver mes élèves. Que dis-je ? "des" élèves. Car une chose est certaine, nous ne serons pas autorisés à nous retrouver à 34 (eh ! oui, mes 32 CM1-CM2, plus l'AESH, plus moi) dans ce local exigu de 30 m2. Et ce qui me fend le coeur, c'est d'être amenée à trancher. Car si le ministre a décidé pour moi que les CM1 ne reviendraient que deux semaines plus tard (courage, Axel, je pense à toi), comment vais-je faire pour scinder mes 20 CM2 ? L'ordre alphabétique ? Le tirage au sort ? Tiens, une tombola avec comme gros lot le droit de revenir en classe, qui y aurait pensé il y a encore quelques semaines ?

Oui, je retournerai à l'école le 11 mai car c'est juste mon travail. Certes, il ne va pas se décliner comme dans un temps ordinaire, mais c'est juste mon travail et je suis payée pour cela. Je ne suis pas experte pour juger de l'opportunité du moment, mais je fais confiance à ceux qui le sont. Par respect pour les caissières et autres employés qui dès le début du confinement ont assuré la continuité de la chaîne pour que nous puissions faire nos courses et ne manquer de rien ; par respect pour les soignants qui travaillent à flux tendu depuis ces longues semaines pour prodiguer des actes médicaux et sauver des vies ; par respect pour ceux qui n'avaient pas le choix et ne pouvaient plus travailler ; par respect pour les parents qui se sont retrouvés dans le rôle d'enseignants tout en menant leur télétravail, sans récréation ni vacances…

Et je pense à mes élèves qui me manquent...

Au fait, j'ai entendu parler d'une prime pour les enseignants qui ont accueilli les enfants de soignants ou de personnels réquisitionnés, et je devrais être concernée. Quoi qu'il en soit, si je la touche, je la reverserai car je n'attends rien : j'ai juste fait mon travail.

Alors oui, j'ai hâte au 11 mai et je le redoute. Plus par ce qu'il va nous interdire que par ce qu'il va nous imposer : au moment de nous retrouver, nous n'allons pas pouvoir nous approcher comme les sentiments nous y conduiraient. Il faudra de la retenue et des gestes-barrières, ce sera peut-être ça le plus dur finalement, plus que de trouver des solutions matérielles pour nous préserver les uns et les autres de ce fichu virus.

Car de nous retrouver, nous en avons tous tellement besoin...

Marie-Laure Croguennec - 22 avril 2020

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