Terre Sainte : une francophonie en archipel

De 2022 à 2023, l’association Le Nadir a mené une enquête sur l’enseignement du français dans les écoles chrétiennes de Terre Sainte pour le Réseau Barnabé. Son rapport1 donne à voir un apprentissage hétérogène porté par des francophiles engagés qui ont besoin du soutien des établissements catholiques français.

Noémie Fossey-Sergent

Héritage de l’installation des congrégations françaises à la fin du XIXe siècle, une quarantaine d’établissements chrétiens français, allant de la maternelle au lycée, accueillent des élèves de toutes confessions en Terre Sainte. Catherine Thuillier et Sylvie Jopeck, de l’association Le Nadir (qui œuvre pour la francophonie et la culture), autrefois adjointe en pastorale scolaire et professeure de lettres dans l’Enseignement catholique, s’y sont rendues à deux reprises afin de dresser un état des lieux de l’enseignement du français en Terre Sainte pour le Réseau Barnabé (cf. encadré). « Nous voulions fournir une trace tangible du formidable travail effectué par ce réseau pour soutenir l’apprentissage du français en Terre Sainte », explique Sylvie Jopeck. Le tandem a donc sélectionné quinze écoles mixtes et non mixtes de tailles différentes, accueillant des élèves de différents milieux sociaux, dans des villes plus ou moins grandes et sous tutelle congréganiste ou du Patriarcat latin de Jérusalem2. Elles y ont mené une cinquantaine d’entretiens avec des professeurs de français, chefs d’établissement et coordinateurs d’écoles situées à Ramallah, Bethléem, Jérusalem, Tel Aviv…

Fière d’enseigner le français

Présenté sous la forme d’un abécédaire, leur rapport1 montre un enseignement « archipélisé ». Les autrices font le constat « d’une francophonie paradoxale, à la fois en déclin, mais aussi objet d’un engagement militant pour maintenir un enseignement de qualité ». Dans certaines écoles, le français est une discipline obligatoire, tandis qu’il est optionnel dans d’autres. Certains élèves l’apprennent dès la maternelle, d’autres à partir de la 6e.

Pour Sylvie Jopeck et Catherine Thuillier, les difficultés sont en partie structurelles : le français n’est pas évalué au tawjihi, l’équivalent du bac, ce qui ne motive pas les élèves, qui l’arrêtent, tout comme le fait que la plupart des familles ne parlent pas cette langue. S’ajoutent le manque d’enseignants de français en Terre Sainte, le faible salaire des professeurs, l’accès difficile à la formation continue, notamment en raison des contraintes sécuritaires.

De plus, outre l’anglais, qui est enseigné dans toutes les écoles dès la maternelle, les élèves préfèrent parfois apprendre l’hébreu, ou d’autres langues comme le turc, l’allemand ou l’italien qu’ils jugent plus utiles pour leurs études futures ou leur vie quotidienne. Enfin, la perte d’influence de la diplomatie française et l’instabilité de la situation géopolitique expliquent aussi la baisse d’intérêt des familles pour notre langue : « Le français est perçu comme une langue d’héritage et non comme une langue pratique ou utile », indique le rapport. Fatmé Askar, ancienne inspectrice et coordinatrice du programme FLE au ministère de l’éducation palestinien où elle est actuellement chargée des relations publiques et médias pédagogiques,  le résume parfaitement : « La question qui se pose est : à quoi sert une langue étrangère dans un pays en voie de développement ? La jeune génération ne sait pas quel sera son avenir. […] La priorité numéro un, pour elle, est de connaître son utilité. »

Malgré ces difficultés, « la force de conviction et la posture volontariste des acteurs de terrain (enseignants, directeurs et responsables pédagogiques) sont impressionnantes », pointe Catherine Thuillier. Parmi les personnes rencontrées par le binôme, Nadia Al Bakri, professeure de français à l’école de filles des Sœurs du Rosaire à Beit Hanina, en Palestine, les a marquées. « C’est quelqu’un d’exceptionnel qui vit et dort français. Elle parle extrêmement bien la langue et participe à toutes les formations. Elle est fière de transmettre le français », décrit Catherine Thuillier. Autre point positif, les établissements chrétiens peuvent compter sur l’appui du Consulat général de France à Jérusalem, très dynamique sur le plan des formations proposées aux enseignants de français de Terre Sainte. Le Service de coopération éducative du consulat, les Instituts français et les Alliances françaises font également un travail important.

Désir d’échanges

Comment améliorer encore cet enseignement ? « Les professeurs expriment un désir d’échanges et souhaitent participer à des actions conjointes avec des établissements en France », soulignent les deux autrices. Plusieurs d’entre eux modifient leur pédagogie pour la rendre plus attractive auprès des élèves. Face au par cœur généralisé, certains professeurs utilisent le jeu et le numérique pour développer l’interactivité avec leurs élèves. « Les enseignants manquent d’opportunités pour pratiquer la langue à l’oral et la rendre vivante pour leurs élèves, estime Sylvie Jopeck. Cela pourrait passer par des jumelages entre établissements, des échanges, des rencontres avec des jeunes Français. Pourquoi ne pas imaginer que des universités françaises offrent des bourses à des élèves de Terre Sainte apprenant le français ? Cela les encouragerait à poursuivre… » Dernier angle mort : les actions culturelles proposées en Terre Sainte. « La culture est un levier pour donner envie d’apprendre une langue », affirme Sylvie Jopeck, qui avait organisé avec Catherine Thuillier les premières « Journées francophones de Bethléem » qui devaient se tenir fin octobre 2023 dans cinq écoles et l’Université catholique de Bethléem, avec plusieurs ateliers (théâtre, photo, patrimoine, chant, écriture…), animés par des comédiens, artistes, professeurs de chant français… Tout a été annulé après l’attaque du 7 octobre. Leur espoir : pouvoir les programmer à nouveau dès que cela sera possible.

La réseau Barnabé agit en Terre Sainte

Créé en 2006 à la demande du Consulat général de France à Jérusalem, le Réseau Barnabé a pour mission de promouvoir les échanges entre établissements français et les écoles chrétiennes de Terre Sainte, pour soutenir l’enseignement de la langue française. «L’enquête réalisée par l’association Le Nadir est très intéressante. Elle a permis aux acteurs rencontrés en Terre Sainte de réfléchir à l’importance de leur travail et de mettre en lumière la richesse de ces écoles d’éducation à la paix où cohabitent juifs, arabes et chrétiens de tous rites, note Alice de Rambuteau, coordinatrice du Réseau Barnabé. Mais il faut garder en tête que ce rapport est une photographie faite avant le 7 octobre 2023.»

La guerre entre Israël et le Hamas en cours bouscule les priorités. «J’ai des échanges réguliers avec des responsables d’établissement. Les élèves dorment peu et ils ont du mal à se projeter dans l’avenir. La priorité des enseignants est de prendre soin des jeunes, plutôt que de suivre le programme. Pour autant, nous poursuivons nos relations avec les établissements du réseau, sauf avec les écoles à Gaza qui ont été détruites ou fermées.» Ainsi, près de 50 élèves de cinq écoles de Terre Sainte sont venus en France en mai et juin. De plus, des camps de vacances en français sont prévus les dix premiers jours d’août à Taybeh, en Cisjordanie, et à Jérusalem. Le réseau cherche d’ailleurs des jeunes Français prêts à animer ces camps. Enfin, des rencontres entre enseignants français et de Terre Sainte sont prévues en février 2025. «Le français, grâce à la richesse de son vocabulaire, est perçu comme étant la langue du sentiment et de la délicatesse. On en a besoin comme jamais!», souligne Alice de Rambuteau.

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