Mis à jour le : 21 septembre 2016 / Publié le : 1 août 2016
Europe : voyage au cœur de la matière religion
Professeur et spécialiste des systèmes éducatifs européen, Flavio Pajer distingue trois grands modèles d’enseignement religieux en Europe.
Par Flavio Pajer
Dès que l’on quitte les frontières nationales pour entrer dans l’Europe de la culture religieuse, le discours de la diversité est de mise, voire incontournable. Diversité des contextes nationaux, chacun possédant son histoire religieuse, sa société plus ou moins sécularisée ou multireligieuse, son système éducatif et ses typologies d’enseignement. Diversité des rapports entre l’État et les organisations religieuses, diversité des stratégies éducatives des églises chrétiennes vis-à-vis du rôle de l’école publique. Diversité quant à l’importance accordée aux principes de liberté d’enseignement, de liberté religieuse, de laïcité. La mosaïque des situations est tellement diversifiée que tout survol panoramique s’avère vite simplificateur et presque trompeur.
Un constat préalable : partout en Europe, hormis la France, un enseignement relatif aux religions est au programme au long de toute la scolarité primaire et secondaire, ou au moins d’une partie significative de ces cycles. Cet enseignement a des profils très variés : confessionnel, biconfessionnel, multireligieux, comparatif ; obligatoire, optionnel, facultatif ; à visée plutôt culturelle, éthique ou œcuménique. Il présente des constantes : un enseignant titulaire dûment diplômé, un programme d’étude se développant d’une année sur l’autre, une définition horaire dans l’emploi du temps hebdomadaire, des formes d’évaluation. Autrement dit, la matière « religion » – quel que soit son intitulé officiel dans le cadre des matières indexées au programme – jouit d’un statut de discipline à part entière dans la généralité des curricula scolaires.
Les liens du pouvoir
Mais ces constantes se déclinent de façons assez différenciées suivant le génie de chaque aire culturelle : l’aire latine-méditerranéenne (plutôt catholique), l’aire anglo-saxonne et scandinave (plutôt protestante), l’aire byzantine (à majorité orthodoxe). C’est que les trois grandes traditions chrétiennes, suite à leur traversée de la modernité et en fonction de leur identité ecclésiologique, en arrivent à privilégier aujourd’hui encore tel ou tel lien particulier avec le pouvoir politique : un lien d’autonomie collaborative dans le cas des pays catholiques concordataires ; un lien de « parenté » dans les pays marqués par la réforme et souvent nés, en tant qu’États modernes, des revendications confessionnelles (anglicane, luthérienne, calviniste) ; un lien de connivence réciproque entre pouvoirs religieux et politiques, entretenu depuis le premier millénaire dans le monde byzantin. À ce schéma sommaire échappe, on le sait, la France qui, à part ses régions concordataires, a choisi et confirmé un régime de séparation.
En réalité, je n’ai indiqué que la géographie religieuse de la vieille Europe « chrétienne », devenue aujourd’hui « post-chrétienne », car habitée d’une part par une multitude de groupes religieux aux références les plus diverses, et d’autre part par une population de plus en plus nombreuse, se déclarant agnostique ou sans-religion. C’est face à ces phénomènes inédits que les vieux systèmes d’instruction religieuse, tout d’abord à l’école, ont vite montré leur inaptitude. Les pays concordataires ont abandonné leurs « catéchèses scolaires » devenues impraticables (elles dataient des décennies 70 et 80), pour passer à des enseignements dits « culturels » de la religion historique dominante. Parallèlement, les pays de tradition protestante, déjà enclins à des procédures pédagogiques empruntées au vécu démocratique de leurs sociétés, ont poussé leurs cours religieux vers une plus grande autonomie par rapport à la pastorale des églises locales. Ils ont épousé la cause de la liberté de religion et de conscience, dans la ligne d’une éducation éthique aux droits de l’homme. À l’Est européen, le dégel de l’après-mur de Berlin aura contribué non seulement à l’écroulement des athéismes d’État inculqués jusque dans les classes scolaires, mais aura permis aux églises tant orthodoxes que catholiques de commencer à comprendre qu’il était fort insuffisant que de vouloir remplacer l’endoctrinement athée par un endoctrinement religieux à sens unique. Cela a par exemple amené la Russie orthodoxe à introduire l’étude de l’histoire des religions en alternative au cours « fondements de la culture orthodoxe », et la Pologne catholique à instaurer un cours d’éthique à côté de l’enseignement de la religion catholique).
À ne pas oublier, en cette Europe qui poursuit malgré tout son unification, le rôle de deux nouveaux centres de pouvoir qui s’ajoutent au-delà des traditionnelles négociations diplomatiques entre États et églises. Ce sont, d’une part, les instances européennes, en particulier le Conseil de l’Europe et ses organismes compétents en droits de l’homme, et d’autre part les instances académiques, plus précisément les faculté de sciences théologiques ainsi que les instituts supérieurs en sciences des religions. Les unes et les autres ne font que multiplier leurs prises de parole à l’intention des décideurs des ministères de l’éducation, pour les solliciter à assumer l’émergence « diversité religieuse » généralisée, et à savoir la gérer comme l’un des défis éducatifs prioritaires. Ce qui demande de secouer, et de façon presque permanente, les modèles établis et les pratiques didactiques reçues.
Les trois paradigmes de l’instruction religieuse
En forçant un peu la réalité pour la simplifier, on peut réduire à trois grands modèles les formes d’enseignement religieux pratiquées en Europe. J’appellerais volontiers ces modèles les trois paradigmes de l’instruction religieuse, car il s’agit de trois cas de figure qui se distinguent davantage par leur raison d’être et leur base légale et épistémologique plutôt que par le seul mode d’organisation.
- Un premier paradigme, nommé politico-concordataire, regroupe les enseignements qui dépendent d’un accord entre une église majoritaire et le pouvoir politique du pays. C’est l’église signataire qui gère pratiquement tout l’appareil pédagogique : elle définit les contenus des programmes, recrute et prépare les enseignants, surveille la rédaction des manuels didactiques, tandis que l’État intervient pour le traitement administratif. S’agissant de cours confessionnels, l’inscription de l’élève n’est que facultative, et généralement l’école offre une matière alternative (du type « histoire des religions » ou « éthique non confessionnelle ») aux élèves qui s’exemptent du cours confessionnel. Là où une société religieuse s’identifiait encore en grande partie avec la société civile, l’accord diplomatique entre pouvoirs pouvait se comprendre en temps de chrétienté. De moins en moins, on apprécie que ce système puisse survivre en temps de sécularisation accrue et de pluralisme. En fait, les anciens concordats sont tous passés récemment par un ou plusieurs réaménagements, qui ont atténué passablement le caractère confessionnel des cours jusqu’à exclure formellement, de jure si ce n’est pas toujours de facto, leur ancien caractère catéchétique.
« Les vieux systèmes d’instruction religieuse, tout d’abord à l’école, ont vite montré leur inaptitude. »
- Appartiennent à un autre paradigme – appelons-le académique ou curriculaire – les enseignements de type objectif, phénoménologique, historique, gérés directement sous et par l’autorité académique scolaire et dont les contenus disciplinaires se légitiment par l’autorité des sciences de la religion. Cours obligatoires, comme dans les cas de la multifaith religious education anglaise, de l’histoire du christianisme national dans les pays nordiques, de l’étude des grands textes dans le canton genevois. Ces cours ne demandent pas à l’enseignant et à l’élève de s’impliquer personnellement dans la recherche du sens des faits religieux étudiés ; mais une certaine implication n’est pas non plus interdite, pourvu que le climat scolaire s’inspire à une laïcité ouverte et tolérante.
- Un troisième paradigme, qui ne minimise pas les deux premiers mais les appuie, pointe en Europe. On peut le nommer éthico-valorial, par son focus sur les compétences de la personne à savoir vivre dans une société plurielle en prônant les valeurs de l’égale dignité dans la différence. Ce modèle s’impose par la force des faits : le pluralisme religieux ressenti comme menace à la cohésion sociale, le besoin d’une réalphabétisation des fondamentaux éthiques, l’urgence d’une éducation à la citoyenneté démocratique et à la liberté de religion et de conviction. Autant de facteurs anthropologiques et sociaux, culturels et religieux, auxquels deviennent manifestement sensibles les décideurs politiques nationaux et européens. Les consignes stratégiques venant de ces autorités soulignent des priorités impératives pour la pédagogie scolaire : l’éducation à l’interculturel, à l’interconvictionnel, à la compétence dialogale. Les cours en matière de religion sont les chefs de file pour saisir ces défis et solidariser avec une éducation scolaire qui se veut foncièrement humaniste, tout en valorisant la diversité de religion et de conviction.
Issu du hors-série de l'ECA juillet 2014