Publié le : 1 décembre 2025
Virginie Delalande, dépasser l’entendement
Ex-avocate, conférencière et fondatrice du mouvement Kiffe ton handicap, Virginie Delalande s’est littéralement forgé une voix qu’elle n’a jamais entendue. Première femme sourde profonde diplômée du barreau, finaliste du « Grand oral » de France 2, elle veut aujourd’hui bousculer les clichés et ouvrir des horizons à tous ceux que l’on croyait limités.
Clara Tran
Je voulais qu’on oublie ma différence. J’étais devenue non pas la reine de l'adaptation mais du camouflage. Aujourd’hui, je veux montrer que le handicap n’est pas une vie de renoncements.
Pluie fine sur les Champs-Élysées. En cette fin d’après-midi grise, au Café Latéral (Paris XVIIe), Virginie Delalande rayonne. Blondeur douce, regard d’outre-mer, sourire christique. Tout en elle respire l’alacrité et la lumière. « Je suis très bavarde », prévient-elle, de sa voix vive, inimitable, forgée dans le silence, et qui est aujourd’hui sa signature.
« Never give up »
À 45 ans, Virginie Delalande est la première avocate sourde profonde de naissance à avoir réussi le barreau de Paris. Coach motivationnelle, conférencière internationale, présentatrice TV et autrice, elle mène sa carrière avec l’énergie d’une rockstar. « C’est une femme vraiment extraordinaire, s’enthousiasme Éric Blot, son agent. Elle met une combativité incroyable dans ce qu’elle fait, avec ce côté dynamique “never give up” qui force le respect. » Célébrée par le magazine Forbes dans le palmarès des femmes les plus inspirantes, elle a rempli l’Olympia lors de la cérémonie de clôture d’un événement bancaire, et a conquis le public en 2019 au Grand oral, l’émission d’éloquence de France 2. « Parce qu’on m’a dit que c’était impossible […], je suis devenue avocate, parce que je connais ce sentiment d’injustice, celui qui vous prend aux tripes et vous empêche de dormir. »
Une revanche pour celle qui est née avec le « handicap de la communication », comme elle le dit joliment ? Plutôt une forme de survie. Un pied de nez au destin. Une « reprise en main de sa propre histoire ». Née à Tassin-la-Demi-Lune, près de Lyon (69), grandie à Paris, Delalande n’a pas neuf mois quand un médecin annonce à ses parents qu’ « elle n’y arrivera jamais ». À une époque où l’école inclusive n’existe pas, les deux étudiants en chirurgie dentaire refusent pourtant de plier. Grâce à un organisme, l’enfant bénéficie d’une scolarité classique accompagnée d’interprètes codeuses en langue française parlée complétée (LfPC), un système visuel différent de la langue des signes. « À l’époque, ce n’était pas la norme et on considérait que la langue des signes était la seule option. Certains enfants sourds abandonnaient parce qu’ils se sentaient coupables de ne pas articuler correctement. » Pas elle. La fillette veut déjouer les pronostics, commence, patiemment, à apprivoiser la parole. À lire sur les lèvres, observer la position de la langue, déchiffrer les inflexions du visage. « Cela m’a appris à être attentive », philosophe-t-elle. Et de rappeler : vingt années d’orthophonie, trois fois par semaine, pour se créer cette voix cousue main. « J’ai commencé à pouvoir réellement communiquer vers la 6e. »
Surcompensation et dépression
Faire comme les autres : au collège puis au lycée, Virginie Delalande s’attèle à se fondre dans le décor, lequel n’est pas hostile mais pas exactement adapté. « Je voulais qu’on oublie ma différence. J’étais devenue non pas la reine de l'adaptation mais du camouflage. Et cette surcompensation a renforcé mon profond mal-être. »
Adolescence solitaire, studieuse mais sans éclat : « J’avais peu d’amis et encore moins d’amoureux », se remémore-t-elle. Son frère cadet, Guillaume, lui aussi sourd, est son refuge. Les animaux, sa consolation. Et les livres, sa respiration : « Je pouvais lire un roman par jour. Aujourd’hui encore, je lis partout, en marchant, en me coiffant, parfois même en me brossant les dents. Quand on n’entend pas, on ne peut pas écouter la radio et pourtant on a aussi ce besoin d’être sollicité et stimulé. » Elle qui se rêve vétérinaire, choisit, à 17 ans, la voie royale du droit : « C’était plus prestigieux pour ma mère. » Mais là encore, c’est déjà trop pour l’élève : « Faites une petite université de province », lui lance sa professeure principale, au lycée Notre-Dame-des-Oiseaux (Paris XVIᵉ).
Va pour Assas, le temple du droit. Dans cette fabrique de l’élite, rien n’est alors accessible : les cours ne sont pas adaptés, les enseignants indifférents : « C’était compétitif, peu solidaire. Au début, j’apprenais dans les livres, c’était long et très conséquent et puis, au bout d’un moment, j’ai trouvé des camarades qui me donnaient leurs notes. Quand j’y suis retournée récemment, j’ai mesuré le chemin parcouru : tout est désormais beaucoup plus adapté et inclusif. » Diplôme d’Assas en poche, l’étudiante intègre l’école du barreau. Le rêve est accompli. À 28 ans, tout semble parfait : elle a un mari, deux enfants, un poste de responsable de service juridique dans une grande compagnie d’assurance en Suisse. « Je faisais tout ce qu’il fallait, et je n’étais plus heureuse. » Le corps lâche. Le mental aussi. Elle sombre dans la dépression et selon son propre aveu, « planifie sa propre disparition ».
« Le handicap n’est pas une vie de renoncements. »
S’en suivent des années de reconstruction. « Longtemps, je n’ai été que dans la colère et le sentiment d’injustice. J’étais pleine d’énergie mais à l’intérieur, je ruminais. Aujourd’hui, je veux montrer que le handicap n’est pas une vie de renoncements : il oblige à créer, à inventer d’autres chemins. » Spirituelle, Delalande a l’humilité des croyants mais refuse de se laisser enfermer dans une case. Si elle dit croire en Dieu, elle se méfie des chapelles, se tient à distance de l’institution. Et de rappeler, avec le sens pratique qui la caractérise : « À la messe, je peux suivre tout ce qui est écrit dans le missel. Sauf l’homélie. Ce qui m’aurait aidée, c’est d’avoir une photocopie du sermon ou une place face au micro. Des efforts simples, pas insurmontables. »
Fidèle à son état d’esprit positif, la quadragénaire a refait sa vie après son divorce. Elle vit aujourd’hui à Annecy, épanouie auprès de son nouveau compagnon, entre montagnes et lacs. « Elle a le sourire du matin au soir, s’émerveille-t-il. Elle a ce don de créer de la magie dans les relations et ce, avec chacun de ses interlocuteurs. » C’est vrai : il faut voir le public patienter parfois pendant des heures à l’issue de chacune de ses conférences. Il faut voir ses fans suspendus à ses mots, yeux humides, parfois reconnaissants d’avoir, grâce à elle, changé de regard ou de vie. « C’est la première fois que je me dis que mon fils peut être heureux », lui a glissé, un jour, un père. Elle-même, mère de deux enfants sourds, elle évoque la maternité avec sérénité : « Au début, j’ai beaucoup culpabilisé. Je me disais qu’une personne handicapée élevant un enfant handicapé, ce serait forcément plus compliqué… Mais c’est tout l’inverse. Mon fils a parlé parfaitement à 3 ans, ma fille à 5 ans. Je connaissais les bons spécialistes, les bons gestes. Je savais déjà qu’ils pouvaient réussir. ». Son garçon s’épanouit désormais dans des études de commerce en Espagne ; sa fille est à Penninghen, prestigieuse école d’art parisienne. Elle parle d’une mère complice « qui papote, rit tout le temps ». Elle se souvient aussi de leurs « soirées desserts et confidences », ces moments suspendus comme ce soir d’hiver, sous une tente, à danser, rire et savourer lebonheur simple d’être ensemble. À des années-lumière des « soirées plaintes » entre « amis sourds » de la jeune Virginie.
Virgine Delalande
Fondatrice du mouvement Kiffe ton handicap
Kiffe ton handicap ! : la méthode Delalande
Un livre de développement personnel à la française, calibré par un cerveau à 360 degrés et un cœur mis à nu. Dans Kiffe ton handicap ! (Dunod), Virginie Delalande partage une méthode de transformation aussi lucide que joyeuse. Un guide pratique, incarné, parfait pour retrouver la niaque et reprendre la main sur sa vie. En six parties claires et rythmées, la bac+8 déroule une véritable feuille de route introspective : ne plus subir, se donner de la valeur, assumer de briller. Chaque étape s’ouvre sur une citation – la première Dame américaine Eleanor Roosevelt, Mandy Hale, mais aussi l’auteur algérien Fodil Benséfia – et s’appuie sur des exemples vécus et des exercices concrets. Le ton est direct, complice ; le lecteur est tutoyé, encouragé, parfois bousculé. « Il est tellement facile de se glisser dans la peau d’une victime, prévient Virginie Delalande. Tout devient la faute des autres, de la société, des circonstances. On se libère ainsi du poids de la responsabilité, mais ce qu’on ne voit pas, c’est qu’on renonce aussi à notre pouvoir. » Tirant le meilleur de la psychologie et du développement personnel, tout en étant très scrupuleuse sur les faits et les lois, l’avocate démonte, page après page, les croyances limitantes, interroge la peur de la différence et invite à se recentrer sur ce qui compte : la liberté intérieure. « Et si, au lieu de cacher nos cicatrices, nous décidions d’en faire des tatouages avec une histoire à raconter ? », interroge-t-elle joliment.
Écrit après sa dépression et des années de suradaptation, Kiffe ton handicap! est, confie-t-elle, « le livre que j’aurais rêvé d’avoir pour me construire ». Nul doute que ce compagnon de route, à mi-chemin entre le manuel pratique et le manifeste intime, donnera à de nombreux lecteurs, envie d’agir et de s’accepter. Et s’il parle de handicap, son propos dépasse largement ce champ : il parle surtout de nous tous -–de notre besoin d’équilibre, de sens et d’audace pour avancer et « kiffer » enfin sa différence.
Un réseau pour transformer sa différence en force
Plus qu’un livre, Kiffe ton handicap ! est devenu un mouvement. Lancé en 2025 par Virginie Delalande, il s’inspire des communautés d’empowerment anglo-saxonnes pour créer, en France, un réseau solidaire d’énergie et d’entraide. Coaching, formations, rencontres, accompagnement professionnel, newsletter : « Le pouvoir d’un mouvement collectif, c’est de briser les miroirs déformants. À plusieurs, on réécrit les standards et on élargit le champ des possibles. » Ici, pas question de parler de limites, mais de possibles. Une initiative rare, dans un univers parfois morose et doloriste, où l’on respire enfin.
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