Réenchanter l’École, à partir des périphéries

Pour Christine Rossignol, en charge du pôle Prévention du décrochage scolaire à Apprentis d’Auteuil, l’exploration éducative gagne à se déployer à partir des marges, auprès des élèves en difficulté comme des mineurs migrants.

Propos recueillis par Virginie Leray

 

Alors que la Belgique vient de reconnaître la pénibilité du métier d’enseignant, comment faire vivre la dynamique Réenchanter l’École ?

Christine Rossignol : Je me suis toujours sentie interpellée et affectée en constatant la souffrance – bien réelle – de certains collègues alors que ce métier m’a rendue tellement heureuse ! Peut-être parce que l’enseignement est, pour moi, indissociable du processus éducatif… Il me semble en tout cas qu’il fait partie de ces professions qui rendent les autres plus vivants parce qu’on ne peut les exercer qu’avec son être, sans pouvoir se mettre entre parenthèses. Il y a une obligation d’authenticité puisque c’est un métier de relation. Cela s’avère particulièrement impliquant, parfois périlleux mais aussi inestimable : on enseigne avec ce que l’on est plus qu’avec ce que l’on sait… et c’est précisément ce qui est passionnant.

Comment faire naître de vraies vocations d’enseignants ?

C.R. : Dans ma jeunesse, je n’aimais pas l’école et je ne me voyais pas du tout enseignante. Trop amoureuse de littérature, j’avais peur de perdre patience à présenter en classe des auteurs que j’adorais mais dont je me rappelais combien ils avaient laissé indifférents mes propres camarades de classe… Pourtant, je me suis finalement dirigée vers l’enseignement et mes débuts en classe préprofessionnelle de niveau (CPPN) ont effectivement été un choc. Mais j’ai tenu le pari de faire découvrir et apprécier à ces élèves des extraits de ma triade d’auteurs fétiches, pourtant réputés peu accessibles : Proust, Saint-John Perse et René Char ! Quitte à emprunter des chemins détournés, comme proposer un puzzle à reconstituer à partir d’une de ces phrases interminables de Proust. La notion de défi et l’impératif de créativité m’ont d’emblée intéressée. Et puis, ces jeunes plus éloignés du savoir ne sont-ils pas ceux qui en ont le plus besoin ?

Enseigner auprès d’élèves en difficulté, implique-t-il une forme de renoncement intellectuel ?

C.R. : D’une certaine manière oui… Mais pour pallier cela, j’ai très tôt choisi de faire de ma pratique le lieu de mon intellectualité. Notamment en devenant formatrice. Le travail autour de la dimension didactique de ma discipline m’a d’ailleurs beaucoup aidée en confirmant mon intuition première qu’on ne pouvait pas proposer de la roupie de sansonnet aux élèves en difficulté. Les modalités d’apprentissage doivent être reliées à ce qui fait sens et il faut aussi apprendre aux élèves à construire ce sens.

Comment faire concrètement ?

C.R. : Les savoirs savants sont captivants car ils se sont élaborés en référence aux questions fondamentales que s’est posée l’humanité. La crise actuelle vient sans doute du fait que l’on croit aujourd’hui, à tort, détenir toutes les réponses. L’enjeu est donc de reconnecter les savoirs à leur dimension existentielle, de rechercher en quoi ils font sens. Cela implique de revisiter les formes données par l’École aux savoirs car ce sont elles qui posent problème aujourd’hui. Dans certaines classes, la dictée, par exemple, donne régulièrement lieu à des notes négatives… Elle devient plus attrayante et moins dévalorisante si on l’adosse à un atelier d’étymologie qui permet d’expliquer les nombreuses exceptions orthographiques à assimiler… Le didacticien Jean-Pierre Astolfi recommandait de résumer sa discipline en dix concepts centraux qui pouvaient éclairer les exercices académiques. Par exemple, la littérature est une communication différée, un code, une inscription dans une histoire…

Un autre aspect du Réenchantement de l’École réside dans le lien indissoluble entre dimensions pédagogique et éducative ?

C.R. : J’ai réalisé que j’étais éducatrice sans le savoir lors d’un échange, dans un cours de 2de, pendant lequel les élèves ont davantage cité leurs enseignants que leurs parents parmi les modèles d’éducateurs. Apprentis d’Auteuil m’a ensuite confirmée dans l’importance de ne pas dissocier le former de l’éduquer.
D’ailleurs, la pédagogie actuelle recèle en elle-même une dimension éducative. Les professeurs ne sont plus les médiateurs des savoirs comme autrefois. Ce sont les groupes d’apprenants qui se les approprient grâce à leur propre dynamique. Aujourd’hui, en classe, cette médiation se fait à travers les interactions, la coopération entre pairs et le partage d’un objectif commun, celui d’apprendre et de réussir ensemble. D’où l’importance des travaux de groupe et de la place accordée à la parole des élèves.
La dimension éducative de l’enseignement est fondamentale en ce qu’elle touche à la complexité de la personne. C’est pourquoi elle doit être portée collectivement – comme y invite le développement de l’inter-disciplinarité – et dans une complémentarité avec les familles.

En quoi le travail éducatif mené auprès des périphéries participe-t-il à réenchanter l’École ?

C.R. : À Apprentis d’Auteuil, qui accueille des jeunes poly-exclus ou placés par les services de protection de l’enfance, on travaille de concert socialisation, insertion, et apprentissages. De ce fait, la cohérence éducative des équipes est cruciale.
De même, l’accueil des mineurs isolés qui s’est fortement développé depuis deux ans environ démontre toute l’importance de s’appuyer sur un réseau de bénévoles le plus large possible : je pense, par exemple, à Vannes où le tissu associatif ainsi que les entreprises locales sont parties prenantes du dispositif d’accueil, tout comme les jeunes qui s’impliquent dans l’animation collective de leur lieu de vie. Grâce aux partenariats locaux, les jeunes migrants peuvent pratiquer la voile, ce qui représente pour eux une opportunité de surmonter les traumatismes causés par des traversées maritimes souvent éprouvantes. Il s’intègrent aussi à leur nouvel environnement, l’un des jeunes suivant une formation en ostréiculture tandis qu’un autre, tailleur dans son pays d’origine, restaure à présent des costumes folkloriques bretons.

Ces expériences permettent-elles d’envisager la diversité sous un jour nouveau ?

C.R. : S’il n’est pas idyllique ni sans heurts, le métissage des cultures est généralement vecteur de grandes richesses. Il nous invite à nous laisser déplacer, comme ce jeune qui se moquait de notre rythme effréné et de nos montres qui nous enchaînent ! Par ailleurs, ces publics des marges, aux histoires difficiles, délivrent autour d’eux des leçons de vie propres à relativiser nos petits maux et à nous faire réfléchir sur l’adaptabilité humaine. Mesurant l’étendue des compétences buissonnières acquises durant leur périple d’exil, nous avons eu envie de valoriser ces apprentissages informels et de repenser une évaluation qui en rendrait compte. Les rejoindre nous impose de sortir de nos cadres habituels et, ce faisant, nous découvrons des périphéries toujours plus éloignées, terrains de nouvelles explorations éducatives.

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